Le CEO des CFF Vincent Ducrot
«Nous allons apprendre de Tolochenaz»

Les CFF ont présenté jeudi leur «Stratégie 2030», le document qui doit dessiner l'avenir proche du rail. Vincent Ducrot, patron de l'ex-régie fédérale depuis bientôt deux ans, a reçu Blick dans son bureau pour la commenter en exclusivité.
Publié: 25.11.2021 à 13:07 heures
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Dernière mise à jour: 26.11.2021 à 21:33 heures
Michel Jeanneret, Christian Dorer, Adrien Schnarrenberger

Vincent Ducrot a pris les rênes des CFF au début avril 2020. Déjà pas facile, sa tâche a été compliquée par la pandémie, qui affecte depuis un an et demi les affaires de l'ex-régie fédérale. Fin connaisseur de la maison — il y a travaillé de 1993 à 2011 —, le Fribourgeois avait formulé un voeu en forme de promesse à son arrivée au pouvoir: il fallait lui laisser deux ans pour régler les soucis de pannes et de retards qui perturbent la vie des pendulaires.

Alors que cette période d'apprentissage touche à sa fin, quel bilan le CEO tire-t-il de son action? Et, surtout, quelle lecture fait-il de la «Stratégie 2030», ce document névralgique qui doit garder les chemins de fer suisses sur les bons rails? Quelques heures avant de le présenter ce jeudi, Vincent Ducrot nous a reçus au siège des CFF à Berne.

Le patron des CFF a reçu Blick dans ses bureaux bernois, mercredi.
Photo: Philippe Rossier

Depuis sa tour du contrôle du Wankdorf, le bientôt sexagénaire a une vue privilégiée sur «son» réseau: 50% des trains du pays passent sous ses yeux. Comme un symbole pour un dirigeant ayant mis un point d'honneur à remettre les cheminots au centre de l'action des CFF. Et qui n'hésite pas à dire quand son entreprise déraille, notamment en matière de communication.

Vincent Ducrot, CEO des CFF.
Photo: Philippe Rossier

Commençons par l’actualité brûlante et le fameux «trou de Tolochenaz». Que fait le patron des CFF dans un tel cas? Il prie?
Pas du tout! Il faut une demi-heure pour que je sois alarmé lorsqu'il y a un gros problème. Des interruptions de ligne, nous en avons deux par mois environ. On retient les gens dans les gares et on règle le problème, en général en une heure ou deux comme pour les accidents de personne. Là, nous avons rapidement vu que le souci était plus grave et nous avons mis en place un état-major d’urgence.

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Les clients comprennent bien qu’il puisse y avoir des soucis, mais lorsque les hauts-parleurs disent l’inverse de votre application, c’est plus difficile à accepter. Comment expliquez-vous cela, en 2021?
Il y a d’abord un aspect légal et un peu technique qui est la séparation stricte entre tout ce qui est infrastructure (gares) et ce qui est voyageurs (les trains), puisque plusieurs entreprises utilisent le réseau. Cela complique la communication. La deuxième raison, et je vous l’explique de manière très transparente, c’est que nous gérons le trafic grandes lignes depuis Berne et les gares depuis Lausanne. Nous examinons la possibilité de centraliser la conduite à Berne — ce sera plus simple dans de tels cas.

Ces soucis ne sont pas propres à l’épisode de Tolochenaz. La communication problématique est un thème récurrent aux CFF…
Je le reconnais: nous n’avons pas été bons et nous allons prendre des mesures. C’est un gros changement culturel que cette centralisation à Berne. Tous les responsables seront assis à la même table, ce sera un pas en avant. Tout le monde disposera du même niveau d’information.

Mais pourquoi communique-t-on aux voyageurs des choses qui ne veulent rien dire, par exemple lorsque vous expliquez un retard par un «problème lors de la préparation du train»?
C’est sûrement traduit de l’allemand (rires). Plus sérieusement, c’est une bonne remarque. Je la prends en compte.

Qu’est-ce que cette grosse panne vous a appris?
Il y a eu une phase de chaos, nous devons en tirer des enseignements. Vous ne pouvez pas l’empêcher, puisque c’est tout un réseau ferroviaire qui est paralysé, mais nous avons été trop lents à réagir. Cet épisode nous a confirmé qu’obtenir des bus rapidement dans la région lémanique est impossible. D’une manière générale, la machine CFF est bien huilée, mais il faut travailler sur l’information clientèle, quitte à dire aux voyageurs que rien ne va se passer durant deux heures.

Surtout lorsque le souci intervient à un noeud ferroviaire…
Certes, le problème à Tolochenaz a grippé une ligne très importante. Mais il y a d’autres endroits encore plus névralgiques. Prenez les rails que nous voyons ici, en contrebas de notre siège (à Bern-Wankdorf, ndlr.): 50% du trafic ferroviaire passe devant nos locaux! Si un train arrache la ligne de contact, ce qui peut arriver, les conséquences seraient importantes.

Et de tels événements se sont déjà produits.
Oui! Notre mémoire collective a oublié certains graves incidents, par exemple lorsqu’en 1994 à Lausanne, un wagon de marchandises s’est couché et a paralysé la gare durant une semaine… Mais cela n’excuse pas notre mauvaise information via-à-vis des voyageurs: nous n’avons pas été bons et allons en tirer les enseignements.

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Regardons un peu plus loin à l’horizon avec votre Stratégie 2030. Une question simple pour commencer: quel est l’impact financier de la pandémie?
Actuellement, nous sommes à deux milliards pour les années 2020 et 2021, et on s’attend à ce que la facture s'élève à un troisième milliard. Nous arriverons à compenser si nous retrouvons 90% du niveau de voyageurs, au prix de trois ou quatre ans difficiles. Mais nous le voyons à notre propre fonctionnement, les entreprises n’ont pas encore un retour à 100% des employés au bureau, il y a souvent du télétravail un ou deux jours par semaine. Cela va nous coûter 10% de trafic, selon nos calculs.

Le télétravail est plus facile pour les cadres, souvent consommateurs de la 1ère classe. Est-ce que vous craignez que celle-ci soit encore plus «vide» que d’habitude?
Nous avons la possibilité d’être flexibles et de déclasser certaines voitures de 1ère classe en cas de besoin. Pour l’instant, notre principal enseignement est que la mobilité locale a bien repris, surtout dans les lieux plus industriels (Fribourg, Tessin). Là où le tertiaire est plus dominant comme les grandes agglomérations, on reste plus bas.

Pourtant, les routes sont à nouveau pleines. Cela vous inquiète-t-il?
Pas toutes, selon nos observations. C’est vrai que si vous devez faire un long voyage, ce n’est pas agréable avec le masque et peut-être que les gens privilégient la voiture. Mais il faut voir la tendance à plus long terme, et elle pointe vers un report modal de la route au rail. Les voyages respectueux du climat sont demandés, avec le train, plus besoin de chercher une place de parking. Et, c’est un facteur important, on gagne du terrain sur le loisir.

Dans quel sens?
Le samedi et le dimanche, nous transportons en proportion plus de gens que la semaine! Par rapport à la période avant Covid, les disparités sont très fortes selon les jours. Le lundi est moyen, le mardi très fort, le mercredi ça va, le jeudi de nouveau très fort et le vendredi très faible.

«Il faut une demi-heure pour que je sois alarmé lorsqu'il y a un gros problème», explique le CEO des CFF.
Photo: Philippe Rossier

Parlons gros sous. Avec cette perte de 10% des voyageurs, les 90% restants verront-ils leurs abonnements augmenter pour compenser?
Non, clairement non. Depuis 2016, il n’y a pas eu d’augmentation de prix. Mais je dois là répondre de manière très directe: ce ne sont pas les CFF qui fixent les tarifs mais l’Alliance SwissPass, qui représente 240 entreprises et a un gremium de neuf personnes dont une seule représente les CFF. Cette entité a la compétence d’augmenter les prix, mais ce n’est prévu ni pour 2022 ni pour 2023.

Dans votre Stratégie 2030, vous évoquez des réduction de coûts et des hausses de productivité. Comment cela va-t-il se concrétiser?
Aujourd’hui, les pilotes de locomotives sont rattachés à un dépôt unique. Nous sommes en train de flexibiliser le système pour qu’un pilote de Fribourg puisse aller à Payerne ou à Lausanne. Entre autres améliorations. Il faut savoir que nos pilotes ne conduisent que la moitié du temps avec des trains dans lesquels se trouvent des voyageurs, parce qu'il y a la préparation, la prise du train, la formation… Avec un meilleur système, nous voulons augmenter ce pourcentage.

Voilà pour la productivité. Quid des économies?
Nous allons réduire fortement l’administration, établir des priorités dans les projets, diminuer les investissements en les focalisant là où c’est le plus important. Tout cela contribue à une stratégie claire qui consiste à se concentrer sur le rail en revoyant à la baisse les développements extérieurs.

Y aura-t-il des licenciements?
Non, que des départs naturels ou des retraites.

Vous parlez d’«horaires flexibles» sur certaines lignes. Qu’est-ce que cela veut dire et surtout quels itinéraires sont concernés?

L’exemple type qu’on teste aujourd’hui, c’est le Verbier Express, qui va en hiver de Genève au Châble en Valais. Aujourd’hui, le système ferroviaire permet très peu ce type d’offre, parce qu’il faut réserver année par année et avec beaucoup d’avance les sillons. Nous sommes en train de réaliser deux systèmes informatiques, dont l’un permettra de gérer de manière beaucoup plus flexibles les trains, notamment de marchandises. Nous sommes donc en train de numériser le cœur du chemin de fer et allons investir dans les prochaines années un milliard de francs à cet effet.

Restons concrets pour les voyageurs: quelles nouvelles liaisons prévoyez-vous?
Pour sortir un peu des exemples romands, on peut citer typiquement un train entre Berne et les Grisons. La liaison est très mauvaise pour se rendre dans cette région. Ou alors une ligne directe entre Berne et le Tessin, lorsque les gens en ont besoin, typiquement le week-end pour cibler la clientèle de loisir. Le week-end, ces trajets sont plus demandés que par exemple Berne - Saint-Gall. Mais aujourd’hui, on ne sait pas encore le faire.

C’est si compliqué que cela?
Oui, à cause des systèmes informatiques, qui impliquent une grande anticipation. Rendez-vous compte: si je veux un train pour le Tessin au printemps 2023, je dois le «commander» ces prochaines semaines. L’idée est qu’à terme, nous puissions réagir de manière plus spontanée et flexible.

Le bureau de Vincent Ducrot est truffé de références ferroviaires mais aussi d'hommages à son ancien employeur, les Transports publics fribourgeois (à droite).
Photo: Philippe Rossier

Quelles sont les implications de votre Stratégie 2030 sur le système tarifaire?
J’ai souvent évoqué cette boutade: je pourrai prendre ma retraite lorsqu’il y aura un nouveau système tarifaire.

Donc vous ne serez jamais retraité...
(Rires) Non, je compte bien m’en aller un jour! Aujourd’hui, nous avons un système historiquement développé avec deux systèmes différents. L’un est celui kilométrique, qui date d’avant 1900, et l’autre de 1990 avec les communautés tarifaires. La refonte du système prévoit d’en avoir plus qu’un, avec une seule logique.

Les kilomètres ou les zones?
Un mix des deux.

Mais cela sera plus simple?
Le gros avantage sera pour le client: un voyage = un billet et un tarif. Aujourd’hui, en fonction de votre itinéraire, vous avez deux tarifs, car les systèmes se chevauchent. Depuis Payerne, le voyageur qui va à Lausanne a un système tarifaire, mais s’il va à Fribourg c’est un autre système.

Ne risquez-vous pas une levée de boucliers des cantons, qui ont souvent leur propre communauté tarifaire?
Je dirais que tout le monde doit y mettre du sien dans un compromis typiquement suisse. C’est devenu trop compliqué pour les clients, il faut retrouver de la simplicité. Nous planchons sur plusieurs variantes, nous en saurons plus d’ici l’été prochain.

Le vélo a la cote et cette tendance risque de se renforcer. Comment allez-vous réagir?
Tous les trains dont la composition est entière ont une voiture pilote. Nous allons les rénover en voitures multifonctions où l’on peut mettre des vélos. Les surfaces bagages seront adaptées pour accueillir des vélos et nous aurons du personnel dans le train pour charger les montures. Nous devons également transformer les trains à deux étages avec des zones vélos plus grandes au rez.

Toujours avec une réservation obligatoire?
C’est important pour la planification. Nous avons eu des problèmes par le passé avec beaucoup trop de gens qui arrivent avec un vélo au même moment. Mais nous aurons un nouveau système dès la saison 2023. Il faut beaucoup s’adapter: les crochets verticaux pour y accrocher son vélo, c’est illusoire lorsque les montures sont électriques et très lourdes. Cette année, malgré la météo maussade, on a vendu 24% carte journalières pour vélo en plus, compare avec 2019. Je suis très favorable à cette tendance, évidemment, mais il faut nous laisser un peu de temps pour nous adapter. Notre système de réservation actuel avait été développé par la Deutsche Bahn à la fin des années 1980…

Dans votre document stratégique, vous évoquez des horaires resserrés et des réserves. Qu’entendez-vous par là?
Il faut savoir qu’aujourd’hui, nous n’avons plus aucun train de réserve nulle part. Notamment parce que nous n’avons pas encore reçu toutes les compositions d’Alstom. Nous avons commandé du matériel qui nous permettra la mise en place de réserve les lieux stratégiques (Lausanne, Genève, Zurich), pour nous permettre de réagir en cas de problème. Si un train international a trop de retard, on peut faire circuler le train de réserve suisse, par exemple.

Des correspondances seront-elles en danger?
Je vous rassure: ce n’est pas le cas. Notre objectif est à 98,9% de correspondances et il est atteint pour le moment. Dans 92% des trajets, nous avons moins de 3 minutes de retard pour un objectif à 90.5%. Nos objectifs ont été atteints tous les mois sauf en novembre. Mais c’est typique dans le chemin de fer et s’améliore déjà — je suis optimiste pour décembre.

Vous avez beaucoup évoqué des nouveaux trains lors de cet entretien. Quelles innovations pour les voyageurs?
Le grand public ne s’en rend pas toujours compte, mais ce qui est important pour nous, c’est que les nouveaux trains soient fonctionnels à 100% dès le départ. Nous avons souvent rencontré des difficulté par le passé. Pour ce qui est des nouveautés, un train reste un train, mais je peux en citer deux: une attention particulière a été mise sur les espaces multifonctionnels, qui doivent être grands pour accueillir vélos, poussettes, skis… Et de nouvelles vitres doivent assurer une meilleure réception pour les téléphones portables. Cela fera moins cage de Faraday.

Vous souhaitez vous ouvrir à l’étranger avec des trains de nuit. Vous ne pensez pas que l’avion a déjà gagné la guerre des prix?
Pendant le Covid, la ligne avec l’Autriche a super bien marché. On n’a pas pu rouler tout le temps, mais mon collègue autrichien me disait que c’était son meilleur business, car ils ont beaucoup misé là-dessus.

Vous évitez un peu la question: est-ce que vous pourrez un jour être concurrentiels avec l’avion?
La réponse est très claire — non, et pour une raison simple: le coût complet d’un avion au kilomètre par siège est moins élevé que le prix du sillon que je vais payer pour ce train. Je traduis: pour faire rouler un train, nous payons un péage (le sillon). Divisez ce prix par le nombre de voyageurs et par kilomètre. Vous pouvez ensuite comparer ce montant avec le coût complet d’EasyJet (avion, employés, aéroport) par exemple. Le résultat est limpide, nous ne serons jamais concurrentiels. C’est un marché de niche, mais il y a beaucoup de demande malgré tout.

Parlons un peu politique. Comment le Conseil fédéral a-t-il accueilli votre Stratégie 2030? Vous vous sentez soutenu?
Absolument. Nous en avons longuement discuté, bien évidemment. Le Conseil fédéral salue le fait que nous voulons être plus robuste et que nous mettions l’accent sur notre clientèle.

Employés très satisfaits

Vincent Ducrot n’a pas que l’oeil sur sa tablette de contrôle de son réseau, il soigne également ses employés. Le Fribourgeois, passé du gros millier d’employés des TPF aux 33’000 collaborateurs de l’ex-régie fédérale, reçoit des dizaines de mails chaque jour et tient à y répondre personnellement, assure-t-il.

Des efforts qui paient auprès du personnel: de 46% en 2019, la confiance en la direction du groupe a passé à 61% en 2021, selon une enquête interne à laquelle ont pris part 72% des employés des CFF. La confiance dans les supérieurs hiérarchiques directs s’établit à 81% (stable par rapport à 2020) et la «motivation personnelle» a augmenté de 73% à 78% en un an. Des résultats d’autant plus réjouissants qu’avec le prolongement de la pandémie, les CFF ont vécu un exercice 2021 tout aussi périlleux que le précédent, note la direction de l’entreprise.

Le CEO Vincent Ducrot se dit très fier de ces résultats et de ses employés. «Ce n’est pas simple tous les jours, il y a des métiers très durs dans l’entreprise. J’essaie d’être transparent pour leur dire quand ça va bien, mais aussi quand ça va mal», explique-t-il à Blick. Le Veveysan de 59 ans relève que le «retour au rail» opéré par les CFF a particulièrement plu aux employés. «Les cheminots resteront toujours des cheminots. Lorsqu’on leur parle de ponctualité et de chantiers, ils sont réceptifs. Ils veulent rouler entre deux points et détestent les feux rouges», rigole-t-il.

Vincent Ducrot n’a pas que l’oeil sur sa tablette de contrôle de son réseau, il soigne également ses employés. Le Fribourgeois, passé du gros millier d’employés des TPF aux 33’000 collaborateurs de l’ex-régie fédérale, reçoit des dizaines de mails chaque jour et tient à y répondre personnellement, assure-t-il.

Des efforts qui paient auprès du personnel: de 46% en 2019, la confiance en la direction du groupe a passé à 61% en 2021, selon une enquête interne à laquelle ont pris part 72% des employés des CFF. La confiance dans les supérieurs hiérarchiques directs s’établit à 81% (stable par rapport à 2020) et la «motivation personnelle» a augmenté de 73% à 78% en un an. Des résultats d’autant plus réjouissants qu’avec le prolongement de la pandémie, les CFF ont vécu un exercice 2021 tout aussi périlleux que le précédent, note la direction de l’entreprise.

Le CEO Vincent Ducrot se dit très fier de ces résultats et de ses employés. «Ce n’est pas simple tous les jours, il y a des métiers très durs dans l’entreprise. J’essaie d’être transparent pour leur dire quand ça va bien, mais aussi quand ça va mal», explique-t-il à Blick. Le Veveysan de 59 ans relève que le «retour au rail» opéré par les CFF a particulièrement plu aux employés. «Les cheminots resteront toujours des cheminots. Lorsqu’on leur parle de ponctualité et de chantiers, ils sont réceptifs. Ils veulent rouler entre deux points et détestent les feux rouges», rigole-t-il.

plus

Si vous le permettez, nous vous trouvons quand même bien prudent. On parle de réduire les coûts alors qu’il faudrait investir massivement pour ne pas se retrouver bientôt au Moyen-Âge, non?
Nous investissons cette année 5,5 milliards de francs. Nous allons passer les six milliards d’investissement annuels. Peu d’entreprises suisses peuvent se targuer d’investir autant d’argent.

Mais ne devrions-nous pas être plus visionnaires? Certains cantons parlent d’Hyperloop, de réseaux souterrains… Vous n’avez pas envie de rêver?
Je souris, parce que mes collègues savent à quel point j’adore ces innovations technologiques. Je m’y intéresse beaucoup. Mais nous faisons à notre manière, en Suisse: tout par petits pas. C’est notre force. Nous pouvons rêver, mais il faut soixante ans pour arriver à un niveau de maturité. Prenez le CEVA (le train entre Genève et Annemasse, ndlr.). Ses pères ont été très visionnaires en 1881 lorsqu’un premier accord a été signé, mais il a tout de même fallu plus d’un siècle pour le concrétiser. Nous collaborons avec l’EPFL sur le projet Hyperloop, mais c’est pour après-demain.

Les petits pas, on aime en Suisse. Mais pour des grands investissements on devrait être capables de prendre des décisions courageuses, non?
Les visions sont décidées par la Confédération. Elle s’est très bien rendu compte que nous n’arrivons pas à tenir la cadence avec un paquet d’environ 1 milliard par an pour l’extension du réseau. Le DETEC y planche: un rapport est attendu en 2023 au Parlement sur la stratégie 2050 de la mobilité.

Vous avez le sentiment que la classe politique soutient une vision ambitieuse du rail?
Le soutien du monde politique est très bon, je dirais. Il est très clair. Mais le défi est de trouver des majorités pour faire ces fameux pas, tous les cinq ans.

Et à long terme, en tant que patron des CFF, quelle est la vision pour le rail?
Le chemin de fer sera beaucoup plus évolué. Je vais être un peu technique: notre réseau date de 1900 et a été conçu en blocs. Dans chaque bloc, vous avez un train. Il faut toujours un bloc de réserve par sécurité. Le bloc qui suit est dimensionné différemment si votre train roule à 80 km/h ou à 160 km/h. C’est un paradoxe: avec l’augmentation des vitesses, le bloc s’agrandit et le réseau a moins de capacité.

Comment faire évoluer cela?
Avec le progrès technologique. Les trains peuvent communiquer ensemble et se suivre de beaucoup plus près. Si un train ralentit, toute la chaîne est capable d’en faire de même immédiatement et il y a donc besoin de moins de distance pour le même niveau de sécurité. La deuxième chose, c’est qu’il y a une nécessité d’avoir des gares périphériques mieux desservies (Renens, par exemple, ou Stadelhofen et Oerlikon à Zurich). On peut y faire s’arrêter des InterCity au lieu de débarquer tout le monde à la gare centrale et que ce soit la cohue dans les passages inférieurs.

Et construire de nouveaux rails?
Ce n’est pas une solution facile à réaliser. Cela prend tellement de temps et il y aurait des oppositions à n’en plus finir. Je reviens à ma théorie des blocs. Le grand public a la fausse impression que le réseau est surchargé. Mais postez-vous à côté des rails et vous verrez que c’est vide, en réalité! Le gros défi est d’avoir un système plus fluide.

Et le réseau, vous le considérez comme stable ou certaines lignes sont en danger?
Je ne peux me prononcer que pour les lignes CFF. La Confédération a investi beaucoup d’argent pour mettre le réseau en conformité avec la Loi sur les handicapés. Pour les vingt ou trente prochaines années, je ne vois pas d’évolution majeure. Après 2050, c’est difficile à dire. Je connais bien l’exemple du Bulle – Fribourg. Les gens préfèrent largement la solution actuelle avec un temps du parcours de 35 minutes que le bus direct qui en faisait 25 mais était tributaire du trafic.

Dans un registre plus personnel, vous aviez dit à votre arrivée que vous vous laissiez deux ans pour régler les problèmes de retards et de trains annulés. Quel est le bilan après un an et demi?
On avance bien. La ponctualité des trains a passé de 90.6% à 92%. Une partie du chemin a été réalisée, paradoxalement, aussi grâce à la baisse des voyageurs. C’est plus facile lorsque l’on en a un peu moins. Le deuxième gros pas en avant, c’est une meilleure planification des chantiers. Aujourd’hui, nous en avons 14’000 par année. On ne commence pas les travaux si l’on sait que cela aura un gros impact. Cet aspect est primordial — on le voit à notre mois de novembre moins ponctuel. Pourquoi? Parce que le nombre de chantiers à finir avant la période froide est très important…

Vincent Ducrot en est convaincu: le Conseil fédéral soutient une politique ambitieuse du rail.
Photo: Philippe Rossier

Sur quoi pouvez-vous encore travailler?
Deux choses. D’abord la fiabilité du matériel roulant, bien trop faible. Nous avons beaucoup augmenté les ressources dans les ateliers. Ensuite, il y a la structure de l’horaire. Si je prends l‘IR15 entre Lausanne et Berne, 75% des trains ont besoin de 145 secondes en plus que ce que l’horaire permet. Nous n’avons que 17% de trains qui sont en dessous du temps de parcours, y compris les réserves. Nous perdons jusqu’à 30 secondes en gare de Berne, par exemple. La structure de l’horaire n’a pas été adaptée depuis Rail2000, ce n’est plus la même réalité parce que nous avons beaucoup plus de voyageurs. C’est la même chose que sur les autoroutes, où l’on obtient un trafic plus fluide en baissant la vitesse. Ah et encore une chose que j’aimerais vous montrer…

Oui?
(Il tourne sa tablette électronique). Voici une primeur: vous voyez comment le directeur des CFF est informé sur la ponctualité. Ce graphique me permet d'analyser quotidiennement en un clin d'oeil là où nous avons été en retard et tous les problèmes rencontrés. Hier, nous avons été ponctuels à 90,8%, un peu mieux que sur le mois (90%) mais moins bien que sur l’année. Le réseau InterCity nous plombe, puisque nous sommes à environ 93% sur le trafic régional. Regardez les grandes lignes: toutes en rouge hier. C’est notre gros chantier.

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