Au pays de Giorgia Meloni
Benito Mussolini, toujours présent dans la mémoire politique de la péninsule

Difficile à croire, et pourtant: dans l'Italie de 2022, les nostalgiques de Benito Mussolini restent nombreux. Pas étonnant que Giorgia Meloni, égérie du parti post-fasciste «Fratelli d'Italia», soit en tête des sondages pour les législatives de dimanche 25 septembre.
Publié: 22.09.2022 à 12:16 heures
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Dernière mise à jour: 25.09.2022 à 12:00 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Comprendre les Italiens en octobre 2022? Peut-être faut-il se rendre pour cela à Predappio, en Emilie–Romagne, légèrement au nord-ouest de la station balnéaire de Rimini, sur la côte Adriatique. Ici est né, le 28 juillet 1883, l’homme qui a redonné jadis à la péninsule sa fierté et la puissance, jusqu’au naufrage de son alliance avec l’Allemagne nazie et au chaos de la Seconde Guerre mondiale. Benito Mussolini est le fantôme qui revient planer sur l’Italie presque à chaque élection. Sa tombe, à Predappio, est toujours fleurie. Les souvenirs à son effigie continuent de s’y vendre, alignés dans les vitrines.

Mussolini voulait se réfugier en Suisse

Oubliée, la scène de son lynchage à mort, le 28 avril 1945, entre Pallanza et Nesso, près du lac de Côme, alors que «Duce» cherchait à se réfugier en Suisse avec sa maîtresse, Clara Petacci, lapidée elle aussi. Oublié le précipice sombre de la dictature exercée sans pitié par Benito Mussoli et les siens, du 30 octobre 1922, à l’issue de sa fameuse «Marche sur Rome», jusqu’à son renversement et son arrestation, le 25 juillet 1943. Mussolini vit toujours dans la mémoire des Italiens. «Indépendamment du jugement qu’on peut porter sur la Marche, une chose est certaine: il y a un 'avant' et un 'après' ces jours de fin octobre 1922, où des milliers de fascistes armés se dirigent en chemise noire vers la capitale», confirme le journaliste Alberto Toscano dans son livre tout juste publié «Mussolini, un homme à nous» (Ed. Armand Colin).

Octobre 1922 et octobre 2022: la coïncidence des dates, en cette fin de campagne pour les élections législatives italiennes qui se dérouleront dimanche 25 septembre, ne surprend pas le chercheur français Marc Lazar. Spécialiste de la péninsule, nous l'avons rencontré sur le plateau de la chaîne française LCP: «Nous vivons sans conteste un moment où l’empreinte laissée par le fascisme dans la République italienne réapparaît, tout comme l’antifascisme qu’il a engendré, argumente-t-il. Vu la situation politique du pays, l’idée du retour au retour du fascisme flotte dans l’air, même s’il faut faire très attention à l’usage parfois inconsidéré de ce mot […] 2022 n’est pas 1922. Le populisme italien n’est pas un copier-coller du fascisme. La démocratie connaît certes des problèmes, mais elle n’est pas menacée.»

Benito Mussolini est le fantôme qui revient planer sur l’Italie presque à chaque élection.
Photo: Zamir Loshi
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«Un homme fort qui défend son pays et ses valeurs»

A Rome, le rappel de ce fantôme mussolinien fait sourire. Près du palais Chigi, Julia nettoie une table sur la terrasse ensoleillée de son café rempli de touristes. Elle désigne du doigt le bâtiment juste en face, siège de la présidence du conseil. Celui qui l’occupe encore pour quelques jours est Mario Draghi, l’ancien président de la Banque centrale européenne (BCE), dont la démission le 21 juillet a entraîné le retour des Italiens aux urnes. Mario Draghi, l’homme des chiffres, toujours sanglé dans son costume strict et chic de banquier. Benito Mussolini, l’homme que les images du passé montrent toujours le menton en avant, en uniforme noir, les bras croisés en forme de défi permanent. Une caricature de l’Italie debout. «Regardez Poutine, c’est un homme fort qui défend son pays, s’énerve la cafetière. Il le fait avec trop de violence. Mais les Russes en sont fiers, non?»

Hmmmm… Je montre à Julia le résultat d’un récent sondage, selon lequel 81% des Italiens voient au contraire dans l’invasion de l’Ukraine un «grave danger». Elle se renfrogne et balaie mon enquête d’opinion. «Ici, on marche à la fierté. Je ne suis jamais allée à Predappio pour voir la tombe de Mussolini. Mais si j’y vais, je ramènerai un petit buste que je mettrai ici», poursuit-elle. Ici? Juste au-dessus de son présentoir de cartes postales pour touristes étrangers. Autrement dit, en première ligne.

«On ne peut pas comprendre le bazar politique italien sans avoir en tête que le vote démocratique n’est qu’un aspect du pouvoir ici, argumente un diplomate basé à Rome. Il y a les gouvernements qui changent sans cesse (leur longévité moyenne depuis 1945 est de 500 jours). L’Eglise catholique pèse aussi très lourd, tout comme le tissu associatif et civique qui supplée partout aux déficiences de l’Etat, et… la mafia qui règne dans les souterrains de la péninsule. L’aspiration à un homme fort est donc pondérée par ce système multipolaire. Les Italiens croient qu’il n’aura jamais tous les leviers du pouvoir.»

«Mussolini a fait de bonnes choses»

Je reviens à la charge. Je veux que ce diplomate me parle de Mussolini. Deux lois, adoptées en 1952 et en 1993, prohibent tout éloge de la dictature. Et pourtant. Silvio Berlusconi, l’ex-magnat de la télévision et président du Conseil, n’a-t-il pas déclaré, au début des années 2000, que «Mussolini a fait de bonnes choses» et que «le fascisme n’a jamais tué personne»? Imaginez un chef du gouvernement allemand dire qu’Hitler a fait «de bonnes choses»!

«Rien à voir, m’assène mon interlocuteur en une gifle verbale. Il y a une matrice mussolinienne qui perdure. Le 'Duce', c’est celui qui relève la tête, qui parle bien, qui promet la révolution, qui glorifie la patrie. Ici, personne ne voit Mussolini comme un disciple de Hitler, même si l’histoire est malheureusement bien plus tragique.» Notre conversation va se terminer lorsqu’il me rattrape par la manche: «Au fait, en France, Zemmour fait bien l’éloge de Pétain. Les Italiens ne sont pas les seuls à se complaire dans un négationnisme historique. C’est partout pareil en Europe. On oublie d'autant plus le passé que le présent est redevenu tragique.»

Giorgia Meloni et le «postfascisme»

Allez, direction le port de Gènes pour y suivre l’un des derniers meetings électoraux de celle qui s’est construite politiquement dans le «post-fascisme»: la favorite des sondages Giorgia Meloni, 45 ans, cheffe du parti d’extrême-droite «Fratelli d’Italia». Comment des électeurs peuvent-ils envisager de confier les rênes du pays à cette politicienne sans autre programme que l’éloge du «bon sens», ancienne disciple de Giorgio Almirante, l’héritier politique du «Duce»? J’attrape sur un banc Marcello et sa compagne, la trentaine tous les deux, juste à côté des camions de police déployés pour sécuriser le meeting à Porto Antico, la partie du port rénovée par l’architecte génois Renzo Piano.

Meloni-Mussolini? «Franchement, on s’en fout un peu, me lâche-t-il dans un anglais approximatif. Mussolini est mort, enterré, c’est terminé.» L’intéressé tient dans sa main un drapeau du parti «Fratelli d’Italia». Et voilà qu’il me parle de l’Ukraine et des Etats-Unis: «Meloni a dit qu’elle soutenait l’Ukraine contre la Russie. Elle est pour l’OTAN. C’est ce qui compte. Elle va se concentrer sur le pouvoir d’achat, les prix de l'essence et du gaz, la lutte contre l’immigration. Elle est nationaliste à l’intérieur des frontières de l’Italie. Et ça, c’est bien.»

Mussolini est aussi pourvoyeur de références en 2022. Madalena, une retraitée génoise venue elle aussi applaudir Meloni, me sort un calepin. Elle y a écrit plusieurs citations du «Duce» et d’autres personnalités politiques italiennes comme Garibaldi, dont la statue à cheval trône évidemment sur la place principale de la ville. Elle me lit celle-ci: «Notre système n’est ni le capitalisme d’Etat, ni le collectivisme, mais une création intermédiaire. Je pense que l’ordre social prime l’ordre économique», écrivait Benito Mussolini.

«Vous voulez que je me sente proche de Mario Draghi?»

Sur la scène, la favorite des sondages mitraille l’assistance de formules du même genre. Elle refuse que la question de la défense des revenus modeste se limite au débat sur le salaire minimum. Le délire Mussolinien des Italiens est aussi une question de circonstances. «Vous voulez que je me sente proche de Mario Draghi, le banquier qui n’a jamais été élu?, rigole un autre partisan de Meloni. Jusqu’à ce qu’on me prouve le contraire, Mussolini n’a pas détruit l’Italie.»

Bon… Le fantôme du «Duce» n’est pas parti pour rentrer dans le placard. Il est bien là. Il hantera les urnes le 25 septembre. Peut-être devrait-on relire davantage la presse des années 1930, citée par Alberto Toscano dans son livre sur Mussolini: «Le peuple italien, on l’oublie trop souvent, est un vieux peuple politique écrivait en 1928 le grand journal français «L’Illustration». Il a une sagesse innée.» Et de conclure, plus inquiétant: «Les Italiens se sont tous inscrits au cours de Machiavel disait plaisamment un de nos Ambassadeurs. Et ils en sont tous sortis premiers.»

A lire: «Mussolini, un homme à nous. La France et la Marche sur Rome» de Alberto Toscano (Ed. Armand Colin).

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