Grand blocage ce mardi
Retraités à 62 ans, ils veulent libérer la France du travail

Ils sont en guerre. Une guerre politique et sociale. Ils ne veulent pas céder au gouvernement. Les retraités français qui ont profité d'un départ à 62 ans refusent le report de l'âge légal à 64 ans. Analyse avant le grand blocage de ce mardi.
Publié: 06.03.2023 à 12:33 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Bloquer la France. Obliger le gouvernement français à reculer, en brandissant la menace d’une nouvelle crise sociale majeure – type «Gilets jaunes» – comme durant l’hiver de la colère 2018-2019. Ce mardi 7 mars, l’objectif de la coalition des syndicats français est clair: mettre le pays à l’arrêt, en particulier dans les transports publics. Un arrêt que la CGT, la CFDT, la FO et Sud, les quatre principales formations syndicales, espèrent en particulier complet à Paris, où le ministre des Transports Clément Beaune a déjà averti d’une «journée de blocage» sans précédent. La circulation des TGV Lyria entre la France et la Suisse sera évidemment affectée. Et à la SNCF, les chemins de fer français, des opérations commandos, sous couvert de problèmes techniques, pourraient déjà perturber le trafic dès ce lundi, avant le début du préavis de grève à 19 heures.

Bloquer la France, parce que leur retraite le vaut bien. L’un des derniers sondages réalisés sur la réforme proposée par le gouvernement montre que son rejet n’a pas faibli depuis la première journée d’action, le 19 janvier. Selon l’institut IFOP, 69% des personnes interrogées refusent toujours le report de l’âge légal de départ à la retraite de 62 à 64 ans, et l’allongement de la durée de cotisation à 43 ans. Preuve que la durée de la vie professionnelle est bien au cœur des débats: 84% des Français continuent de défendre la possibilité de prendre sa retraite à 58 ans pour les personnes qui ont commencé à travailler avant 16 ans. Pas question d’accepter les comparaisons avec les voisins européens de la France, où les travailleurs peuvent partir à la retraite entre 65 ans (Suisse, Allemagne) et 67 ans (Portugal, Espagne, Italie…), après des réformes souvent politiquement compliquées.

Deux millions de manifestants dans les rues

La réalité à la veille de ce mardi 7 mars de «grand blocage», alors que plus de deux millions de manifestants pourraient à nouveau descendre dans la rue, au moment où le Sénat poursuit l’examen du texte proposé par le gouvernement? Prendre sa retraite à 62 ans (l’âge légal de départ depuis la réforme de 2010) reste très populaire dans un pays où le taux de chômage est d’environ 7,2% (contre moins de 3% en Suisse).

Le secrétaire général de la CGT Philippe Martinez est l'un des leaders de la mobilisation sociale aux côtés des autres syndicats. Pour l'heure, l'unité reste à l'ordre du jour sur le front anti-réforme
Photo: AFP
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«Ainsi va le cycle de la vie en France: tous les quatre, cinq ans, le gouvernement tente de faire travailler tout le monde plus longtemps, et un grand mouvement de contestation populaire vient tuer le projet dans l’œuf», estime le «Financial Times», dans un article compréhensif envers cette revendication. «J’ai longtemps fait mienne cette idée très anglo-saxonne selon laquelle un Français de 62 ans peut aujourd’hui espérer vivre jusqu’à 85 ans et profiter de ce qui est sans doute la plus longue retraite de l’histoire de l’humanité, explique son auteur. En travaillant jusqu’à 65 ans, ça vous laisse encore vingt ans pour jouer aux boules. Mais ma vie en France a été une longue série de prises de conscience: sur les plus grands enjeux (la guerre en Irak, le nucléaire, le fromage), bien souvent, les Français ont raison.»

La mobilisation des villes moyennes

Même raisonnement chez les intéressés, à savoir ceux qui ont cessé de travailler à 62 ans. Surtout dans les villes moyennes de province où la mobilisation est très forte depuis le début du mouvement de contestation sur la réforme des retraites. Guéret (Creuse), Châteauroux (Indre), Saint-Brieuc (Côtes-d’Armor), Besançon (Doubs)… Motif? La surpopulation des fonctionnaires (dont les régimes spéciaux de retraite vont être en partie démantelés) dans ces agglomérations, type préfectures ou sous-préfecture. Et le choix délibéré d’une autre vie après le travail.

«Ce n’est pas une surprise, analyse le sociologue Jérôme Fourquet de l’IFOP. La surmobilisation de ces préfectures et sous-préfectures s’explique notamment par la différence de structure de la population locale entre petites villes et métropoles. Au sein des premières, la part de l’emploi public y apparaît prépondérante. Souvent, l’hôpital y est le premier employeur avec la préfecture, le conseil départemental et leurs directions, puis les collèges et lycées.» Autre réalité de ces villes: la plus grande présence d’ouvriers ou d’employés à bas salaires. «Les ouvriers restent la catégorie socioprofessionnelle la plus opposée à l’allongement de la durée de cotisation et à l’augmentation de l’âge légal», complète Jérôme Fourquet, coauteur de «La France sous nos yeux» (Ed. Seuil).

62 ans, ou la révolution du mieux vivre

Une autre vie? 62 ans, ou la révolution du mieux vivre dont la France serait pionnière, et que le gouvernement Macron d’inspiration libérale refuse de voir en face? Une guerre sociale pour éviter la dégradation programmée des conditions sociales, dans un pays où le système étatique surprotège les individus? «La France est comme ça, juge Jean Viard, un autre sociologue, interrogé sur France Info. On va avoir 20 millions de retraités en France. Il faut qu’on ait une réflexion. C’est comme la jeunesse après 1945: on a un nouveau groupe social de 20 millions de personnes, qui ont une retraite très tôt, mais on ne discute jamais de l’allongement de la vie. Ces retraités, qu’est-ce qu’ils font? Mais ils font l’essentiel des élus locaux. Ils font l’essentiel des administrateurs d’associations. Ils font l’essentiel des maraudes sociales la nuit, pour les sans domicile fixe. Ils font l’essentiel des gardes d’enfants en complément des familles.» Bref, une seconde vie très utile pour la nation dans son ensemble.

Bloquer la France pour la libérer des contraintes capitalistes de l’économie mondialisée? «Il faut clarifier le sens du mot 'réforme', dénonçait récemment dans 'Libération' l’économiste de gauche Pierre Khalfa. Longtemps, il a signifié la perspective d’une amélioration globale du sort du plus grand nombre. Être opposé aux réformes signifiait alors être un conservateur partisan de l’ordre établi. L’une des forces du néolibéralisme a été de récupérer ce mot pour en faire le moteur idéologique d’une suite de régressions sociales majeures, celles et ceux qui y étaient opposés étant taxés d’être eux-mêmes des conservateurs.»

Et d’asséner un argument massue, carburant de la «mère de toutes les batailles» que les syndicats français entendent bien gagner, en bloquant le pays à partir de ce mardi 7 mars: «La grande avancée civilisationnelle a été de faire de la retraite non pas l’antichambre de la mort, mais une phase de la vie où, encore en relative bonne santé, nous pouvons nous adonner à des activités sociales libres. La retraite n’en est donc pas une, c’est une période où le travail contraint peut céder la place à des occupations choisies.»

Choisir sa vie et ne pas la subir: les retraités français, libérés aujourd’hui des contraintes professionnelles à partir de 62 ans, vivent ce conflit social comme une autre guerre de libération.

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