Lendemain difficile à Bienne
Pourquoi aucune ville ne mériterait davantage le titre

Si Genève fait un très beau champion de Suisse, le titre national aurait largement dépassé la seule notion de hockey sur glace si Bienne était parvenu à le remporter. Portrait d'une ville qui a connu des périodes noires comme aucune autre dans le pays.
Publié: 28.04.2023 à 14:59 heures
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Dernière mise à jour: 28.04.2023 à 15:14 heures
Benno Tuchschmid
Benno Tuchschmid

La ville de Bienne se réveille fière de ses joueurs, mais pas championne de Suisse. Les vaillants protégés d'Antti Törmänen n'avaient plus de jus pour le dernier effort, face à la machine servettienne. Ce qui n'a pas empêché les supporters seelandais d'attendre leurs héros pour les fêter à grand renfort de fumigène.

Certes, ce titre de champion est historique pour Genève et la Suisse romande. Mais pour Bienne, un sacre aurait signifié plus que pour n'importe quelle autre ville de Suisse. Pour comprendre pourquoi, il faut prendre l'Interregio 65 depuis la cité horlogère direction Berne. Comme le font de nombreux Biennois qui se rendent dans la capitale pour travailler.

Le train s'arrête sur la voie 49, un quai provisoire, en grande partie découvert et à l'extérieur de la gare. Non seulement les Biennois sans parapluie arrivent trempés au travail lorsqu'il pleut, mais ils ratent souvent leurs correspondances en raison de la longueur du trajet à pied pour rejoindre les autres voies. Les mauvaises langues disent que les pendulaires font la moitié du trajet entre les deux villes à pied... L'affaire est même remontée jusqu'au Grand Conseil bernois. Ou quand la voie 49 est le 49.3 local.

Les Biennois ont tout donné, mais Genève-Servette était trop fort.
Photo: foto-net / Kurt Schorrer

Bienne sur une voie de garage. Bienne sous la pluie. Bien sûr, on peut prendre le parti pris d'en rire. Cela passe d'autant mieux que le «petit» HCB a éliminé le «grand» CP Berne en quart de finale des play-off. Mais la voie 49 est plus qu'une plaisanterie: c'est une parabole de l'histoire de la ville. Elle est tenace et aurait mérité cette fin heureuse, jeudi soir aux Vernets.

Bienne, l'atelier de la Suisse

Jadis, Bienne était l'atelier de la Suisse. Dès les années 30, General Motors (GM) y construisait des Cadillac et des Opel pour tout le pays — et d'autres usines fabriquaient des montres pour le monde entier. La ville a connu un boom démographique... avant un effondrement dans les années 70. GM a déménagé, l'industrie horlogère était en crise. Chômage, exode et pauvreté ont profondément marqué la ville.

Une fabrique de GM, un jour de mai 1947 à Bienne.
Photo: Keystone

Bienne est devenu une anti-Suisse, comme un concentré de tout ce qui ne fonctionnait pas. Ceux qui y ont grandi dans les années 90 peuvent tous citer une connaissance qui a sombré dans la drogue. Ou dans la criminalité. Souvent les deux. La Suisse, choquée, regardait les junkies s'injecter de l'héroïne à l'ombre de la vieille ville.

L'histoire du HC Bienne colle à ce destin et à ce déclin. Au milieu des années 90, le club a été relégué en deuxième division, un purgatoire dans lequel il est resté durant des années. L'affluence dans la patinoire a suivi les statistiques démographiques: une forte baisse. De 64'333 habitants en 1970, Bienne n'en comptait plus que 48'655 en l'an 2000.

Bruce Springsteen habite à Bienne

Ceux qui sont restés ont développé une fierté presque défiante. «Ici, c'est Bienne!», scande-t-on encore aujourd'hui dans la Tissot Arena lorsque le club local se défait de l'une de ces cités en plein boom et où un studio coûte bientôt aussi cher qu'une maison dans l'arrière-pays du Seeland. C'est même le slogan du club.

«Ici, c'est Bienne!» Entendez par là: vous êtes peut-être riches, mais nous sommes Bienne. Si la Suisse avait un Bruce Springsteen, il habiterait à Bienne. Les armoiries de la ville se composent de deux haches — elles sont omniprésentes dans le paysage urbain. Sous forme d'autocollants, de tatouages ou sur les nombreux drapeaux du HC Bienne.

Des armoiries en forme de signal: quiconque sous-estime cette ville en subira les conséquences. On divague? Voici un exemple réel: la Confédération et le canton voulaient faire passer un gigantesque projet d'autoroute à travers Bienne — mais les Biennois, ces rebelles, n'ont pas hésité à prendre la rue jusqu'à ce que les autorités, exaspérées, courbent l'échine à la fin 2020.

Un tiers d'étrangers

La ville est en plein redressement, ces dix dernières années. Grâce à la renaissance de l'industrie horlogère. Et comme par miracle, le HC Bienne épouse cette courbe ascendante. Le club a retrouvé la première division depuis 2008, la ville compte 56'000 habitants et accueille aujourd'hui de nombreuses personnes qui ne trouvent plus leur place dans les grandes villes riches du pays: étrangers, familles, jeunes...

Autant de personnes qui ne peuvent ou ne veulent plus se permettre de vivre dans les centres économiques — mais qui souhaitent tout de même habiter dans une ville. Parmi eux, beaucoup de Romands. Plus de 43% des habitants de Bienne parlent français. Le bilinguisme y est tellement évident que l'on oublie parfois à quel point c'est unique. Fribourg? Oubliez! C'est une ville romande.

Bienne, la seule ville vraiment bi(e)lingue.
Photo: Keystone

Pas question pour autant d'avoir une vision trop romantique de Bienne. Taux d'aide sociale? 10,2%. Seule La Chaux-de-Fonds fait «mieux». Endettement: 800 millions. Imposition: élevée. Les sirènes de la police font office de bande-son pour la ville, tant il y a des problèmes avec les jeunes.

Le HCB, ciment social

Bienne est dure. Rough, comme notre reportage dans les rues de ce «mini Berlin» a bien montré. Mais Bienne a du cœur. Quiconque y arrive et s'y intègre fait partie de la famille. Une personne sur trois est d'origine étrangère, à Bienne. Plus de 140 pays sont représentés, et tous les cantons.

Le HC Bienne fait office de ciment social. Sa zone d'influence s'étend bien au-delà de la ville, jusque dans le Seeland rural. Des villages qui n'ont pas grand-chose en commun avec Bienne, si ce n'est l'amour du hockey. Jusqu'aux collines sauvages du Jura bernois, même. Ou quand la Tête de moine rencontre le kebab.

En gare de Berne, les Biennois continuent d'avoir les pieds mouillés. Mais ce n'est pas la plus grande couleuvre à avaler: à plusieurs reprises, la compagnie locale BLS a envoyé un RER peint aux couleurs du SCB jusqu'à Bienne. Lorsque l'on est Biennois, il faut s'habituer à beaucoup de choses. Gagner n'en fait pas partie.

Celui qui n'est pas triste que cette ville n'ait pas pu être championne de Suisse jeudi soir n'a soit pas de cœur, soit est fan du SCB.

Pauvreté et aide sociale rappellent qu'il ne faut pas trop romantiser Bienne. Mais la ville est sur la pente ascendante.
Photo: Keystone
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