Femme dans les jeux vidéos
«J'ai reçu des menaces de viols ou de mort»

Joueuse de tchoukball et surtout gameuse suisse de renom sous le pseudo Khirya, Nastasia Civitillo, 23 ans, nous emmène dans le monde des jeux vidéos. Si elle voue une passion sans limite à cet univers, elle note qu'il est profondément teinté de sexisme. Interview.
Publié: 04.01.2022 à 18:43 heures
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Dernière mise à jour: 07.01.2022 à 17:16 heures
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Valentina San MartinJournaliste Blick

Dans le monde des jeux vidéo, elle est surtout connue sous le pseudo de Khirya, joueuse redoutable. Pour preuve, elle a fait partie des meilleures d’Europe sur le titre «Overwatch». Mais depuis peu, la Vaudoise a décidé de quitter la compétition pour s’orienter vers une carrière de conseillère psy dans l’E-sport. La raison: le sexisme, qu'elle juge beaucoup trop présent lors de tournois. La jeune femme, qui n’a rien perdu de son caractère et de sa bonne humeur, a accepté de se livrer à Blick.

Avez-vous l'impression d'avoir réussi dans le monde du jeu vidéo?
Nastasia Civitillo: Tout dépend de ce que l’on entend par «réussir». D’un côté, vu les objectifs que je m'étais fixés, je pense pouvoir dire que j’ai réussi. De l’autre, il me reste encore tellement de choses à accomplir que la réussite est encore loin… Mais entre nous, si j’avais voulu faire de la compétition, je n’aurais pas réussi…

Ah bon, pourquoi?
Parce qu’en comparaison du niveau mondial, je ne suis personne. Cependant, je ne suis pas forcément déçue d'avoir arrêté les tournois car à côté, j’ai mon sport. Je suis joueuse de tchoukball en ligue A et ça m’apporte déjà ma dose de compétition.

Si on ne fait pas de la compétition dans les jeux vidéo, on fait quoi alors?
Mon domaine d’expertise, c’est la psychologie. On a déjà la psychologie du sport, moi j’aimerais faire de la psychologie du E-sport et suivre des E-sportives. Je viens de terminer mes études, donc je n’ai encore rien fait dans ce domaine.

Lorsque vous étiez E-sportive, comment cela se passait au sein de votre équipe?
J’ai eu énormément de chance et j'ai aussi su m’imposer suffisamment pour faire ma place. Disons que je savais où je mettais les pieds quand j’ai choisi cette team car j’ai senti qu’il n’y avait pas une ambiance toxique. Je suis d’ailleurs devenue la capitaine.

Pourquoi avoir arrêté si cela ce passait bien?
J'ai dit adieu à la compétition et arrêté de jouer à «Overwatch» parce que mon rôle principal, c’était de shotcall, donc donner le rythme pendant le jeu et livrer des instructions. En gros, on parle tout le temps. Mais à chaque fois que je l’ouvrais, même pour dire un simple «bonjour», certains mecs des équipes adverses me lançaient des remarques comme «kitchen equipement» (matériel de cuisine) et j’en passe... Résultat: j’ai décidé de mettre un point final à tout ça puisque la toxicité en ligne et le sexisme avaient simplement tué l’expérience.

C'était un aveu d’échec?
Non, parce que j’ai fait ce que j’avais envie de faire sur «Overwatch». Ce qui m’embête le plus, c’est que j’aurais bien voulu coacher par la suite. Mais lorsqu’un jeu vous dégoûte, vous n’avez presque plus envie d’y toucher. C'est moi et moi seule qui ai pris la décision d’arrêter car je trouvais ça inintéressant. Je ne le vis donc pas du tout comme un échec.

J’imagine que vous n'êtes pas la seule à avoir subi ce sexisme latent...
Malheureusement, non. Je connais des filles qui ont pris cher au sein de leur propre équipe, justement. On leur a vite fait comprendre qu’elles n’avaient rien à faire là ou que si on leur avait donné leur chance, c’était forcément parce qu’elles avaient accepté des faveurs sexuelles. Je me rappelle aussi d’un manager qui voulait engager une femme en tant que coach et l’équipe avait refusé. Ils menaçaient de ne pas l’écouter et avançaient que ça allait créer des histoires. Par-là, ils sous-entendaient qu’elle allait se taper des joueurs… Déjà, pourquoi part-on de ce principe? Et surtout, si cela devait arriver, je pense qu’il faudrait franchement se poser des questions concernant les joueurs…

Femmes et E-sport ne font donc pas bon ménage?
C’est clair qu’en compétition, c’est difficile de s'imposer lorsqu’on est une femme parce qu’il n’y a pas de désir de parité. Les gens qui sont là veulent juste gagner, point barre. Il y a encore tellement de stéréotypes vis-à-vis des filles… Il faut constamment prouver qu’on a sa place, et ça peut devenir très compliqué.

E-sport et gaming: quelles différences?

Même s’ils font partie du domaine des jeux vidéo, l’E-sport et le gaming sont des pratiques totalement différentes.

L’E-sport désigne la pratique des jeux vidéo lors de compétitions. Les joueurs s’affrontent seuls ou en équipe. L’E-sport est né dans les années 1980 mais a connu un véritable essor entre 2000 et 2010 avec des tournois internationaux proposant des prix conséquents aux gagnants. En 2021, le cachet des vainqueurs des Worlds de «League of Legends» s’élevait à quelque 480’000 dollars.

Contrairement à l’E-sport, le gaming définit une pratique de l’ordre du divertissement ou du hobby. On peut jouer hors ou en ligne depuis une console, un ordinateur ou un appareil portable comme le smartphone.

Même s’ils font partie du domaine des jeux vidéo, l’E-sport et le gaming sont des pratiques totalement différentes.

L’E-sport désigne la pratique des jeux vidéo lors de compétitions. Les joueurs s’affrontent seuls ou en équipe. L’E-sport est né dans les années 1980 mais a connu un véritable essor entre 2000 et 2010 avec des tournois internationaux proposant des prix conséquents aux gagnants. En 2021, le cachet des vainqueurs des Worlds de «League of Legends» s’élevait à quelque 480’000 dollars.

Contrairement à l’E-sport, le gaming définit une pratique de l’ordre du divertissement ou du hobby. On peut jouer hors ou en ligne depuis une console, un ordinateur ou un appareil portable comme le smartphone.

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Compétition à part, comment cela se passe-t-il lorsqu’on joue en ligne depuis chez soi et qu'on est une femme?
C’est très différent. On est seule, anonyme et on interagit généralement par chat ou grâce au micro. Moi, j’ai pris des remarques très violentes de la part d’inconnus. Des appels au viol, des menaces de mort. J’en suis arrivée aux larmes plus d’une fois.

Comment réagissez-vous dans ces moments?
Généralement, je ne réponds pas. J’ignore et je continue à jouer. Après, c’est déjà arrivé que je m’emporte et que j’insulte à mon tour. J’ai aussi saboté des jeux en prenant le plus mauvais personnage et en faisant n’importe quoi. Mais faire ça, c’est chiant parce qu’à la base on est là pour gagner et on finit par troller l’autre juste pour le voir perdre et pour se sentir mieux. C'est aussi grâce à ces expériences que j'ai appris à repérer les relous...

C’est-à-dire?
Souvent, les types se font remarquer dès le début. Ils font beaucoup de bruit, parlent énormément. Lorsque j’ai été confrontée à ce genre de personnes, je me suis vite faite discrète en évitant de parler pour ne pas qu'on sache que j'étais une fille et en me contentant d'écrire dans chat. Lorsqu’on joue en ligne, on peut vite appréhender certaines personnalités. En tant que nana, on est davantage amenées à analyser les choses dès le départ histoire de ne pas se faire emmerder par la suite. Toutefois, il arrive aussi qu’on tombe sur des gens qui veulent développer une stratégie ensemble et c’est cool.

Il y aurait 40% de femmes dans les jeux vidéo. Comment cela se fait-il qu’elles soient si peu visibles?
Dans l’E-sport, on est beaucoup plus exigeants avec les femmes qu’avec les hommes. Je pense que c’est totalement inconscient, mais les personnes qui sélectionnent les équipes partent du principe que les femmes sont moins douées, ce qui n’est pas vrai. Concernant le gaming, je dirais que c’est parce qu’elles se font discrètes et parce qu’on leur donne moins de place. En réalité, je pense qu’il y a une fille dans tous mes gamings mais je ne le sais pas. Dans le premier cas c’est une question d’espace donné et dans le second, de chance donnée.

Diriez-vous que l’E-sport et le gaming confondus sont des sphères profondément misogynes?
Je ne pense pas que le domaine des jeux vidéo soit plus misogyne qu’un autre mais malheureusement, l'écran interposé entre deux joueurs ou l'anonymat font que ça ressort davantage. La base reste la même, on est face à des humains, et parmi les humains il y aura toujours des cons. Mais lorsqu’on est en face-à-face, il y a une gêne qu’il n’y a pas dans les jeux vidéo. Je pense aussi que, comme dans tous les domaines, nous les filles avons pris énormément de retard. Pendant des décennies, on ne nous a pas laissé approcher certains mondes exclusivement composés d’hommes. On n’a donc pas eu beaucoup d’occasions de se forger une certaine expérience.

Au-delà des joueurs eux-mêmes, l’image de la femme dans les jeux vidéo vous semble-t-elle problématique? Je pense aux personnages féminins, souvent passifs ou alors ultra sexualisés...
Je pense que pour venir à bout du sexisme, il faudrait commencer par là, justement. Les développeurs de jeux vidéo devraient instaurer une autre idée, une autre conception de la femme. Ce sont eux qui vont créer un monde pour les gens. Si ce monde n’est pas sexiste, on peut amener une autre tendance. A noter que même s’il y a des efforts à faire, tous les jeux vidéo ne renvoient pas une image passive ou sexualisée de la femme. Je pense notamment aux femmes dans «Overwatch»: on a Zarya, qui est une Russe ultra-musclée, ou Tracer, une petite brune aux cheveux courts et lesbienne.

Tracer, personnage féminin d'«Overwatch».
Photo: zvg

Ça évolue, alors?
Lentement mais sûrement, oui. Toutefois, n’oublions pas qu’il y a encore tellement d’esclandres et de scandales au sein des grandes boîtes. Harcèlements sexuels, bro culture, mansplaining, c’est malheureusement encore commun dans ces sociétés. Je pense qu'il y a encore du pain sur la planche.

En parlant de mansplaining (ndlr: lorsqu’un homme explique un concept à une femme alors qu’elle le connaît elle-même très bien), avez-vous déjà rencontré des hommes qui avaient l’impression qu’ils avaient tout à vous apprendre?
Bien sûr! Déjà, le truc classique lorsque j’arrive à quelque part et que ça discute de jeux vidéo, personne ne croit que moi aussi je joue. Les gens sont visiblement surpris. Ils pensent peut-être qu’il y a un profil type, alors que pas du tout. Le mansplaining est partout, même dans les jeux vidéos. Plus d’une fois j’ai remarqué que ma parole était moins prise au sérieux que celles des autres. Pas parce que ce que je disais n’était pas pertinent, mais parce qu’on partait du principe que j’en savais moins.

Dans une situation de mansplaining, comment fait-on pour s’en sortir?
Il suffit d’avoir suffisamment de connaissances pour leur faire comprendre qu’on sait de quoi on parle, et ça se calme très vite. En général, les hommes adeptes de ce genre de pratiques sont vite dépassés. Ceux qui ont tenté de me montrer qu’ils en savaient plus ont vite compris que je les dépassais sur presque tous les points (rires). Après, si je me retrouve face à quelqu’un de plus calé que moi, je sais aussi la jouer humble!


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