Le boss de Pomp It Up inquiet
Détaillants lâchés: «Sans Nike ni Converse, ce sera très dur de tenir»

Le géant de la basket abandonne ses distributeurs historiques. Pomp it Up et d’autres pourraient fermer boutique. A terme Nike mise tout sur son site, et délaisse la rue. Qui pourrait lui préférer d’autres marques. Notre enquête.
Publié: 19.08.2022 à 16:00 heures
|
Dernière mise à jour: 17.10.2022 à 10:49 heures
Myret Zaki

«C’est fin 2020 que Nike m’a signifié qu’au 30 juin 2022, ils cesseraient de livrer mes magasins, explique Guillaume Morand, propriétaire des magasins Pomp It Up, pionnier et leader suisse de la basket de ville depuis 30 ans. J’ai essayé de faire jouer mes contacts, sans succès. La décision venait du siège du groupe aux Etats-Unis.» Les baskets Nike représentaient 30% de son chiffre d’affaires. Et en juin de cette année, c’est Converse, également marque du groupe Nike, qui lui annonce la fin des livraisons, avec effet immédiat. Au total, c’est 40% du chiffre d’affaires de l’entreprise vaudoise qui est affecté.

Pour autant, Guillaume Morand ne se démonte pas: le roi des sneakers urbains propose déjà, parmi d’autres marques, des New Balance ou des Salomon S/Lab, qui ont le vent en poupe chez certains sneakers addicts qui dictent les tendances. «Beaucoup de marques moyennes disent que le retrait de Nike est une chance pour elles. Mais je reste réaliste. Sans Nike ni Converse, en tant que magasin spécialisé, ce sera très dur de tenir. J’envisage également le pire parmi les différentes options: la fermeture des Pomp It Up.»

Le patron de Pomp it Up écoulera ses stocks de Nike et Converse en 6 mois. Pour survivre, il espère compenser la perte de Nike par la montée en puissance de marques comme Asics, Puma, New Balance ou Salomon.

Les intermédiaires zappés

Guillaume Morand n’est pas le seul. Il y a deux ans, Nike a notifié la plupart des détaillants de chaussures dans le monde de sa décision radicale: rompre avec eux pour privilégier ses propres canaux (les Nike stores) et son site web (Nike digital). Tout au plus la marque gardera-t-elle 40 détaillants dans le monde. Contactés, les services des relations médias de Nike Europe n’ont pas répondu à nos sollicitations.

Essayer des Nike dans un magasin: une image d'un autre temps, désormais...
Photo: Shutterstock
1/2

Dans les rues de Suisse romande, seules quelques rares vitrines – celles de Foot Locker et de Snipes – afficheront désormais les derniers modèles Nike. Pour longtemps? Rien n’est moins sûr. Joint par téléphone, le directeur du Foot Locker des Rues Basses à Genève indique qu’il n’est «habilité à faire aucun commentaire».

Des exigences de diva

Le rapport de force était, depuis longtemps, en faveur du géant américain. Chez tous les détaillants, cela fait dix à quinze ans que le géant de la basket dicte ses conditions, impose les lignes qu’il souhaite livrer, allant jusqu’à décider de la disposition de ses modèles dans les vitrines.

Ceux qui n’ont pas cessé de travailler avec Nike subissent aussi ces changements de stratégie. Comme la chaîne de magasins de chaussures Aeschbach. «Heureusement, nous ne dépendons pas trop de cette marque, car nous ne sommes pas limités aux baskets et avons 200 fournisseurs, explique Sébastien Aeschbach, arrière-petit-fils d'Otto Aeschbach, venu fonder cette chaîne il y a 120 ans à Genève. Ce que l’on constate aujourd’hui, c'est qu’on est face à des stratégies, pas face à des gens. Vous avez l’impression d’être quantité négligeable; tout le travail qu’on a fait avec Nike depuis 1972 et qui a contribué aussi à construire le nom de cette marque n’est absolument pas considéré.»

«On est face à des stratégies, pas face à des gens», avance Sébastien Aeschbach.

«Cela fait deux ans que nous avons arrêté de travailler avec Nike, témoigne de son côté Pierre Morath, propriétaire de la chaîne de magasins New Concept Sports, numéro 1 du running et du nordic walking en Suisse romande. Depuis des années, nous devions nous plier à leurs conditions: pour qu’ils continuent de travailler avec nous, il fallait payer via un ordre de recouvrement direct (LSV); il fallait prendre des volumes et des modèles imposés, et pas ce dont nous avions besoin spécifiquement en tant que spécialiste running.» L’entrepreneur carougeois relève que paradoxalement, l’affaire qu’il gère aujourd’hui avait été créée par l’un des tout premiers représentants Nike en Suisse, Raymond Corbaz.

«Il fallait prendre des volumes et des modèles imposés», raconte Pierre Morath.
Photo: KEYSTONE

Sa popularité, Nike la cultivera d’abord sur les réseaux sociaux (Instagram, TikTok, Snapchat). Se passer des intermédiaires est la nouvelle stratégie de nombreuses grandes marques. Un concept appelé «direct to consumer», auquel la pandémie de Covid a donné un brusque coup de pouce. Et qui doit aussi beaucoup au succès insolent de Nike auprès des jeunes, en particulier cette communauté d’inconditionnels de baskets qu’on appelle les «sneakers addicts».

Conséquence, à de nombreux points de vente, la marque ne sera plus exposée parmi d’autres, ne sera plus comparée aux concurrentes, ne sera plus essayée ni touchée. Elle sera essentiellement commandée en ligne.

«D’autres marques prendront la place»

Guillaume Morand doute que, même pour Nike, cette décision de rompre avec les détaillants soit la bonne. «Il est dangereux de tout concentrer sur ses propres canaux. Ils se détachent de la street fashion et ne seront plus représentés dans les quartiers branchés. Je pense aussi à tous ces petits magasins à caractère qui vont fermer en Suisse et dans toute l’Europe, dans des villes comme Stockholm où il y avait une vraie culture des sneakers.» Un jeune employé de Pomp it Up lui emboîte le pas: «Les modèles Nike disparaîtront des vitrines qui les avaient lancés au départ. Ces petits magasins faisaient vivre la culture Nike. A présent, d’autres marques prendront la place.»

D’autres répondent que cette culture de rue s’est déplacée sur les réseaux sociaux. «Cela va-t-il leur coûter en visibilité? Est-ce que les choses se passent encore dans la rue?, interroge Sébastien Aeschbach. En fonction de la rareté, certaines personnes sont prêtes à payer trois fois le prix de détail d’une basket, par exemple sur le site de revente Stockx. La vente en ligne et les sites étrangers sont là. Finalement, il y a toute une culture en ligne qui accompagne la culture street. Les réseaux sociaux font plus qu’un magasin avec l’image d’un Travis Scott pour faire vivre Nike. Regarder des reels de 20 secondes est autant en lien avec la culture street des jeunes que d’aller faire du lèche-vitrine en groupe. Il faut voir le nombre d’interactions qu’il y a au sujet de Nike sur les réseaux sociaux, comparé à l’impact d’une vitrine aux Rues Basses ou au Flon. A mon sens, cela parle plus en faveur des réseaux sociaux.» L’entrepreneur genevois admet toutefois le haut degré d’incertitude qui entoure les réseaux sociaux et les influenceurs, sur la durée.

Pour l’heure, le calcul du «presque tout digital» de Nike semble concluant en France ou aux Etats-Unis, où la marque a suivi cette stratégie et n’a pas subi de pertes, mais l’on manque d’années de recul. Un exemple: le rappeur américain Travis Scott, égérie de la marque, affichait sur scène ce 25 juillet une nouvelle paire Travis Scott x Air Jordan 1 Low.

Contenu tiers
Pour afficher les contenus de prestataires tiers (Twitter, Instagram), vous devez autoriser tous les cookies et le partage de données avec ces prestataires externes.

Pour Guillaume Morand ce n’est pas si évident: «Toutes les grandes tendances de baskets depuis 30 ans ne sont pas venues des stars du sport ou de musique et encore moins des influenceurs mais des rues, des banlieues, des jeunes de East-L.A. ou du Bronx aux Etats-Unis, de Brixton à Londres, ou plus près de chez nous de Seine-Saint-Denis ou Vaulx-en-Velin. S’éloigner pareillement de la rue pour le tout digital est un jeu dangereux. On verra dans cinq ans.»

Une décision qui fait des victimes

En attendant, la décision de Nike de zapper les détaillants fait des victimes parmi les petits magasins qui en dépendaient pour vivre. Comme Baskethouse, une boutique basée à Genève, qui ferme ses portes après avoir perdu le contrat Nike. Ce 30 mars, le magasin annonçait une «liquidation totale» sur Facebook:

Ces quatre dernières années, Nike a réduit de plus de 50% le nombre de ses détaillants de par le monde, tout en faisant croître ses ventes en direct et via les détaillants qu’elle a gardés. Sur dix ans, le pourcentage des ventes directes aux consommateurs (en ligne et via ses propres magasins) a plus que doublé, pour atteindre 39% en 2021. Les ventes en ligne ont été propulsées durant la pandémie: elles ont doublé par rapport à 2019, l’année d’avant-pandémie. Même si ce bond doit beaucoup à l’effet des confinements, Nike fait le pari que l’e-commerce est l’avenir tout tracé de la basket.

Pour tous les entrepreneurs interrogés, la logique de Nike est devenue celle de la majorité des grandes marques. Adidas poursuit une stratégie similaire. Le numéro 2 du marché n’abandonne pas les détaillants, mais vise à écouler la moitié de ses ventes par ce canal, et l’autre moitié via ses propres canaux.

Gestion de la rareté

Même chez les grandes enseignes comme Foot Locker et Snipes, on ne trouve pas tous les modèles Nike. «Ils gèrent la rareté», répondent les vendeurs et vendeuses sur place, l’air impuissant mais sans en dire plus. Le 25 février, Foot Locker avait averti que ses résultats chuteraient de 8 à 10% en 2022. En cause: Nike, selon CNN Business. Le rapport annuel de Foot Locker indique qu’en 2022, «aucun fournisseur ne représentera plus de 60% de ses achats totaux». Ce qui signale que Nike limite les modèles qu’elle fournit à Foot Locker: elle représentait 75% de ses ventes en 2020. «Ils ont aussi perdu certains modèles, confirme Guillaume Morand. Et Snipes est un peu dans la même situation. Mais ils pèsent suffisamment, eux et Zalando, pour que Nike ne veuille pas se scier la jambe entière.»

Cela fait au moins six ans que la marque à la virgule réduit volontairement les quantités écoulées chez les détaillants, afin de canaliser les clients vers son propre site web. Les distributeurs reçoivent les modèles au compte-gouttes. «Ils demandent 500 paires, ils en reçoivent 30», illustre Guillaume Morand. Grâce à la rareté ainsi créée et à l’effet de mode, le leader américain a pu convaincre le marché de masse, y compris les plus jeunes, de dépenser des sommes élevées, les paires recherchées dépassant les 100 francs, voire les 200 francs.

Une affaire de marges

«Avec la stratégie de Nike, le coût social va s’alourdir (ndlr: fermetures de magasins), mais aussi le coût environnemental», déplore le patron de Pomp It Up: comme Zalando, qui opère depuis l’Allemagne, Nike a mis en place un système de livraison-retour gratuit depuis la Belgique, qui a pour résultat de doubler le trafic, avec 50% de retours de colis. «Au total, dégâts environnementaux, sociaux, et pour la diversité de l’écosystème», conclut-il.

Nike n’est pas le premier à avoir eu cette idée. Ce sont les groupes horlogers comme Audemars Piguet et Richard Mille qui, il y a quelques années, ont initié la tendance en rompant avec les intermédiaires. Ces marques ne vendent aujourd’hui qu’à travers leurs propres boutiques et en ligne, note Thomas Baillod, expert en distribution de montres et créateur de la marque horlogère BA111OD: «Si les intermédiaires ne sont plus la priorité, c’est parce que les marques convoitent les marges qu’elles peuvent rapatrier en se passant d’eux.» Passer par son site et ses propres magasins rapporte à Nike plus du double du bénéfice qu’elle obtient en passant par des distributeurs. Le groupe récupère aussi dans la foulée plus de contrôle sur l’expérience clients et sur sa politique de prix. Finies les soldes agressives, place à des stratégies de marques de luxe.

«Reste que la vente en ligne est un pari audacieux, car il faut couper un réacteur (ndlr: celui des détaillants) pour compter uniquement sur l’autre (ndlr: ses canaux propres)», estime Thomas Baillod. Il rappelle que Rolex et Patek Philippe n’ont pas choisi cette voie et qu’elles continuent de passer par des intermédiaires, si bien qu’on les voit dans de nombreuses boutiques. «Dans le cas de Nike, il est risqué de disparaître des vitrines et de se reposer sur les influenceurs.» Thomas Baillod ne croit pas aux influenceurs: lui vend ses montres en faisant directement de ses clients finaux les vendeurs de ses produits. Et le modèle rencontre un succès encourageant.

«C’est la rue qui décide»

Au final, pour Nike comme pour les montres, c’est le consommateur qui décide. «Il est clair que l’attrait de Nike auprès des jeunes et des moins jeunes est énorme depuis plus de dix ans, note Guillaume Morand. Mais il faut se rappeler que d’autres marques comme Puma, Converse, Adidas et même Vans ont été pendant des années numéro 1 dans mes magasins. Alors oui, j’espère à nouveau voir un outsider revenir au premier plan. Et vous pouvez me faire confiance, nous serons à nouveau sur le coup. C’est une condition de survie pour mes magasins, je n’ai plus toutes les cartes en main. Dans ce milieu de la street fashion, et c’est ça qui fait encore son charme, la seule chose qui soit vraiment sûre est que rien n’est sûr. Au final, c’est la rue qui décide.»

Vous avez trouvé une erreur? Signalez-la