Une honte juridique
Une esclave du clan des Balkans menacée d'expulsion de Suisse

Elles ont vécu l'enfer. Pendant 16 ans, quatre femmes ont été détenues comme des esclaves par un clan familial dans le Jura bernois. Alors que les cinq hommes sont jugés, au moins une des femmes craint pour son avenir en Suisse.
Publié: 05.11.2022 à 11:46 heures
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Dernière mise à jour: 05.11.2022 à 12:24 heures
Luisa Ita

Pour 300 euros, l'une des quatre femmes originaires des Balkans, alors âgée de 14 ans, avait été vendue à son futur époux et bourreau dans le Jura bernois: L'acte d'accusation du procès qui s'ouvre lundi à Moutier (BE) comporte 30 pages d'atrocités. Comble de l'absurdité, une des femmes concernées craint à présent pour sa vie, puisqu'elle est menacée d'expulsion.

Le père Albrim F.* aurait fait venir en Suisse des femmes de 14 à 17 ans pour ses quatre fils à partir de 2003, parfois illégalement. En tant que chef de famille, il aurait - selon les accusations du ministère public - donné à ses fils des instructions précises sur la manière dont ils devaient traiter leurs femmes: par la violence. Selon le rapport, les victimes étaient régulièrement battues, humiliées, menacées de mort, isolées et violées par les membres de la famille.

Les femmes n'étaient que rarement autorisées à quitter seules leur logement et n'avaient presque aucun contact avec leur famille restée au pays. Dans ces conditions d'isolement, les victimes n'avaient aucune chance d'apprendre la langue du pays.

Les femmes n'étaient que rarement autorisées à quitter seules leur logement et n'avaient presque aucun contact avec leur famille restée au pays. (Photo d'illustration)
Photo: KEYSTONE

Lors des rendez-vous avec les autorités, les femmes étaient toujours accompagnées d'au moins un homme, explique Dominic Nellen, qui représente deux des femmes devant le tribunal: «Les hommes dont il est question maîtrisent parfaitement les langues nationales et ont toujours accompagné ces femmes à ces rendez-vous en tant que traducteurs ou gardiens.» Il ne reproche toutefois pas aux autorités de ne pas avoir remarqué les irrégularités plus tôt: «Il était presque impossible de s'en rendre compte de l'extérieur.»

Un retour dans le pays d'origine plus que risqué

Les accusés se seraient donc aussi occupés de toute la paperasse lors de l'entrée des femmes en Suisse - mais pas vraiment avec méticulosité. «Les femmes vivent aujourd'hui dans une situation précaire au regard du droit des étrangers», explique Dominic Nellen. Elles n'ont jamais été déclarées correctement, les maris n'ont pas demandé de permis B, ont remis les documents en retard ou ne les ont pas remis du tout.

Au moins l'une des femmes est désormais menacée d'expulsion, poursuit Dominic Nellen: «Nous n'avons pu retarder l'expulsion de ma cliente qu'au prix de grands efforts juridiques, car la procédure judiciaire est toujours en cours.» Mais après un jugement définitif, le sujet sera à nouveau d'actualité. Si l'on résume la situation, la femme n'a pas pu elle-même faire les démarches pour être déclarée, puisqu'elle était séquestrée. Ses bourreaux ne l'ont, pour leur part, pas bien fait... et c'est pourtant elle, qui risque d'être expulsée.

Comme la victime a tourné le dos au clan familial, cela est considéré comme une trahison et il est difficile d'imaginer l'ampleur des risques qu'un retour dans son pays d'origine présenterait pour elle. «Elle ne peut pas retourner dans sa propre famille pour y chercher protection, car elle y est considérée comme une mauvaise épouse.»

Le Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM), compétent en la matière, ne peut pas se prononcer - pour des raisons de protection des données - sur la question de savoir si elle pourrait être expulsée malgré ce que Dominic Nellen appelle un «danger réel». Dans une prise de position écrite à la demande de Blick, l'autorité écrit toutefois: «Toute personne menacée de persécution dans son pays peut déposer une demande d'asile en Suisse.» Le SEM détermine ensuite si la demande peut être acceptée. Dans les cas de traite d'êtres humains, on examine par exemple de très près si les instruments de protection des victimes disponibles dans le pays de retour sont suffisants.

L'injustice de la justice

La femme concernée, qui a été détenue pendant des années comme une esclave, n'a pas le droit de travailler et ne reçoit plus d'aide sociale à cause de la menace d'expulsion. Selon son avocat, elle vit actuellement avec une aide d'urgence: «Elle survit avec le minimum vital, les trois autres personnes concernées aussi.»

Le rêve d'une vie plus belle s'est envolé il y a longtemps pour les quatre femmes, mais elles doivent à présent subir en plus les rigidités de la bureaucratie suisse, alors qu'elles pensaient leur calvaire enfin fini. «Elles sont bien protégées par la justice», se réjouissait Dominic Nellen il y a quelques temps. Mais actuellement, ces femmes traumatisées pourraient replonger en plein cauchemar si la justice suisse décide de ne pas les aider.

Les cinq accusés, qui selon Dominic Nellen ne se sentent pas coupables, bénéficient de la présomption d'innocence jusqu'à ce qu'un jugement définitif soit rendu. Le procès de plusieurs jours pour traite d'êtres humains, mariage forcé, lésions corporelles, contrainte, viol et actes sexuels avec des enfants débute lundi, le jugement devrait être rendu le 24 novembre 2022.

* Noms connus de la rédaction


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