Selon le chef des Chemins de fer autrichiens
«Sans la Suisse, nous serions numéro 1»

L'Autrichien Andreas Matthä a offert au train de nuit une renaissance surprenante en Europe. Ce visionnaire du rail nous parle des gains de temps, du transport de céréales depuis l'Ukraine - et de la question de savoir si on devra bientôt avoir froid lors des trajets.
Publié: 20.09.2022 à 13:14 heures
Christian Dorer, Fabienne Kinzelmann

Lundi matin, 8h58 à la gare centrale de Vienne. Le train de nuit en provenance de Zurich arrive avec 40 minutes de retard. «Nous avons certes des travaux dans l'Arlberg et à l'est de Linz, mais ils ne devraient pas avoir d'impact», explique plus tard Andreas Matthä, en fronçant les sourcils.

Blick rencontre le président des Chemins de fer autrichiens (ÖBB) dans son bureau au 22e étage, avec vue sur les rails. Il s'énerve particulièrement, avoue-t-il, lorsque les annonces dans le train ne sont pas claires: «Le plus important, c'est de dire aux clients et aux clientes à quel point on est en retard et s'ils vont réussir à prendre leur correspondance.»

Monsieur Matthä, quand avez-vous pris l'avion pour la dernière fois?
Andreas Matthä :... (Il réfléchit. Et réfléchit encore...)

Andreas Matthä travaille depuis quatre décennies pour les chemins de fer autrichiens (ÖBB), où il a occupé différents postes, dont celui de CEO depuis mai 2016.
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Cela fait-il vraiment si longtemps pour que vous ne vous en souveniez plus?
Cette année, je n'ai pas encore pris l'avion. Quand c'est possible, je préfère prendre le train.

En tant que chef des ÖBB, vous devez bien le dire...
Bien sûr, c'est notre produit. Mais je n'aime vraiment pas prendre l'avion. Je trouve agréable de pouvoir dormir dans le train de nuit. Pendant la journée, c'est du temps offert, pendant lequel je peux travailler et échanger avec mes collègues. Et puis, prendre l'avion n'est plus aussi amusant qu'avant.

Presque toutes les compagnies ferroviaires ont supprimé les trains de nuit il y a une vingtaine d'années. Pourquoi pas vous?
Nous ne voulions pas abandonner ce créneau comme ça, sans raison. Lorsque la Deutsche Bahn a voulu y mettre fin, nous avons calculé qu'il y avait des possibilités de synergie pour 40% des liaisons - par exemple en assurant déjà en partie le trafic pendulaire du matin avec les trains de nuit. C'est la raison pour laquelle nous avons repris l'activité des Allemands. C'était avant la vague verte, on se moquait de nous. Les débuts n'ont pas été enthousiasmants, mais avec la honte grandissante de prendre l'avion, la demande a explosé. Et pendant la pandémie, les compartiments de wagons-lits et de couchettes étaient, avec la propre voiture, le moyen le plus sûr de voyager.

Qu'est-ce qui vous rend si certain que l'engouement ne retombera pas?
Cette nouvelle forme de voyage reste. On n'a pas à subir la procédure comme à l'aéroport - avec l'enregistrement, le contrôle de sécurité et l'attente des bagages. On arrive directement au centre-ville. Et la nuit d'hôtel est économisée.

Peu économique et peu écologique, selon les critiques: un wagon-lits ne peut accueillir que 24 passagers, et les trains restent stationnés pendant la journée...
Les trains de nuit sont nettement plus écologiques que les avions. Ils sont aussi viables économiquement: nous dégageons en tout cas des bénéfices.

Sans subventions?
Sur certains trajets, nous remplaçons le premier train de banlieue avec des wagon à places assises et recevons en contrepartie des prestations d'intérêt général. Les trains de nuit ne sont pas une affaire en or, mais nous devrions tout de même maintenir cette offre: la société évolue de manière suffisamment importante sur ce sujet. Le train de nuit ne remplacera pas à lui seul le transport aérien. Pour cela, il faut des lignes à grande vitesse comme Vienne-Prague-Berlin. Nous voulons faire ce trajet en quatre heures (ndlr: Cette liaison nécessite un tunnel à travers les monts Métallifères, elle devrait être mise en service au milieu des années 2030).

Vous avez commandé 33 nouveaux Nightjets, ils seront livrés à partir de l'année prochaine. Qu'est-ce qui attend les passagers?
Ces nouveaux trains ont un tout nouveau niveau de qualité, surtout les voitures-couchettes. C'est une sorte de capsule, dans laquelle on peut pour ainsi dire s'isoler complètement. Le standard actuel est plutôt celui d'une auberge de jeunesse. Nous allons remplacer toutes les anciennes voitures-couchettes.

Et les wagons-lits?
Nous continuerons d'utiliser les anciens, car il faut partout des autorisations nationales pour ces trains, ce qui est relativement difficile et coûteux. Nos wagons-lits ont des autorisations internationales valables.

Pourquoi le trafic ferroviaire transfrontalier est-il si compliqué?
Les chemins de fer européens souffrent de la petitesse des États: il y a beaucoup de normes et d'influences nationales. Nous nous battons pour que cela devienne aussi simple que le bus, qui traverse facilement toutes les frontières. Les péages devraient en outre être moins élevés pour les trains de nuit que pour les trains de jour, car les exigences de qualité sont moins élevées. Ce n'est pas grave si le train reste quelques heures à l'arrêt - nous faisons des pauses exprès. Le trajet de notre train de nuit de Vienne à Venise, par exemple, est étalé de manière à ce qu'il n'arrive qu'à 8 heures. Personne ne veut être à Venise à 5 heures du matin!

La coopération internationale est difficile. Chercher une correspondance est souvent plutôt l'affaire des fans de train - et la différence de prix peut dépasser les 100 francs, selon le système de réservation. Les plateformes de comparaison, comme Skyscanner pour les vols, font défaut...
Vous avez raison, et cela m'agace. D'un pays à l'autre, c'est possible. Mais à partir de trois ou quatre pays, cela devient difficile. C'est malheureusement dû en partie à la libéralisation dans toute l'Union européenne. Les compagnies ferroviaires spécifiques à chaque pays se sont isolées.

Interrail prouve que c'est possible...
Oui, car il n'est pas nécessaire de réserver un billet fixe. L'obstacle, ce sont les systèmes tarifaires nationaux. En Autriche et en Suisse, par exemple, un seul billet permet d'emprunter aussi bien les trains de banlieue que les trains longue distance. Ce n'est pas possible dans de nombreux pays. Nous devons nous détacher de l'idée de trouver la solution parfaite pour se rendre d'un petit village éloigné à un autre. Il suffit de pouvoir réserver plus facilement entre les grandes gares, là où les grandes lignes passent.

Que faut-il pour cela?
Mes collègues européens doivent se rendre compte que la libéralisation du marché ne nous a pas été favorable. Tour à tour, en tant que concurrents, nous nous piquerons peut-être des passagers à l'avenir, et nous perdrons des parts de marché. Mais dans l'ensemble, il y a une chance que davantage de personnes prennent le train.

Les ÖBB et les CFF travaillent en étroite collaboration. Y a-t-il quelque chose qui vous fait regarder les Suisses avec envie?
(Rires) Bien sûr! La Suisse est le Walhalla des chemins de fer! La ponctualité et la satisfaction des clients sont exceptionnelles. J'aime dire: heureusement que la Suisse n'est pas dans l'UE, sinon nous ne serions pas en tête. Je pense que les Suisses aiment le train. J'ai beaucoup de respect pour le sérieux avec lequel la population soutient le transport ferroviaire. En comparaison européenne, la Suisse est clairement numéro 1.

Aucune chance de la dépasser?
En matière de ponctualité, je reste dans la compétition.

L'Europe doit économiser l'électricité. Faut-il baisser les chauffages en hiver et réduire les horaires?
Ce dernier point n'est possible que si des mesures sont prises pour modifier la production industrielle. Notre programme d'économie d'énergie prévoit entre autres de ne plus éclairer les gares toute la nuit et de baisser un peu les températures. Parallèlement, nous travaillons intensivement à l'augmentation de notre propre production. Les CFF produisent 100% de leur propre électricité, je trouve ça vraiment cool. Nous ne serons sans doute jamais totalement autosuffisants en énergie. Actuellement, nous produisons environ 35% nous-mêmes, en fonction de la quantité d'eau disponible. Nous couvrons 25% par le biais de centrales électriques partenaires. Le reste, nous devons l'acheter.

Les billets seront-ils plus chers pour autant?
Nous allons procéder à une légère augmentation des prix à la fin de l'année, surtout des prix des horaires de pointe, plus élevés en première et deuxième classe. Mais en général, nous resterons très clairement en dessous du taux d'inflation.

La frontière ukrainienne n'est qu'à 600 kilomètres de Vienne. Comment la guerre affecte-t-elle les ÖBB?
Nous transportons un grand nombre de personnes déplacées qui viennent de Hongrie et de Roumanie, parfois aussi de Pologne et de République tchèque. Nous avons émis 340'000 billets.

En Suisse, les Ukrainiens pouvaient simplement voyager avec leur passeport...
Chez nous, c'est aussi possible. Mais nous avons constaté que cela rassure les gens d'avoir un vrai morceau de papier en main. Cela donne une impression de sécurité. Aujourd'hui encore, ce sont entre 200 et 400 personnes déplacées qui arrivent chaque jour en Autriche par le train, qui poursuivent leur voyage ou qui en repartent.

En tant que président de l'Union européenne des chemins de fer (CER), vous coordonnez les transports de blé depuis l'Ukraine pour compenser le trafic maritime bloqué par Poutine. Est-ce grâce à vous si l'Afrique ne meurt pas de faim?
Les ÖBB ont transporté à eux seuls 340'000 tonnes de céréales, les chemins de fer européens en ont transporté au total un million et demi. Mais nous ne pouvons pas compenser complètement les transports maritimes. Il est important que les voies maritimes fonctionnent à nouveau, au moins à moitié, car les denrées alimentaires pourraient ainsi descendre directement en Afrique. Actuellement, une ligne de chemin de fer a également été modernisée dans le sud de l'Ukraine, ce qui permet d'atteindre les ports du Danube. Cela permet de faire passer les céréales par bateau au lieu de les transporter par train sur 2000 kilomètres jusqu'au nord de l'Allemagne et de les transborder ensuite dans le port.


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