Sanija Ameti et Gerhard Pfister
«La naturalisation relève parfois du harcèlement»

En prévision de la célébration des 175 ans de la Constitution fédérale, la présidente d'Operation Libero Sanija Ameti et le président du Centre Gerhard Pfister échangent leur vision pour la Suisse du futur. La question de la naturalisation les divise particulièrement.
Publié: 02.01.2023 à 06:02 heures
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Dernière mise à jour: 02.01.2023 à 09:31 heures
Camilla Alabor, Danny Schlumpf

La dernière guerre civile en Suisse a eu lieu en 1847: lors du Sonderbund, les conservateurs défendaient l’autonomie des cantons alors que les libéraux se battaient pour un État fédéral fort. La guerre a duré à peine un mois et les libéraux se sont imposés. L’année suivante, en 1848, la Suisse se dotait d’une nouvelle constitution.

En 2023, l’Etat fédéral aura 175 ans. L’occasion de discuter avec les représentants modernes de la Suisse conservatrice et progressiste: Gerhard Pfister et Sanija Ameti.

Il y a 175 ans naissait l’État fédéral moderne. Madame Ameti, le chiffre 1848 fait-il partie de l’ADN de la Suisse?
Sanija Ameti (SA): Je n’aime pas parler d’ADN, car c’est quelque chose d’immuable. Mais regardez, j’ai pris ma Constitution fédérale lors de mes études de droit (elle sort la Constitution de sa poche). Où est inscrit l’ADN d’un pays si ce n’est dans sa Constitution? Il y est écrit au début: «Au nom de Dieu tout-puissant.» Ce préambule a forgé mon identité de Suissesse – bien que je sois athée.

Si la Constitution suisse réunit Sanija Ameti et Gerhard Pfister, la question de la naturalisation en Suisse les divise.
Photo: Nathalie Taiana
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Que voulez-vous dire par là?
SA: En tant que fille de parents musulmans, j’ai découvert dans cette formule un système de valeurs familier qui rappelle notre responsabilité envers nos semblables. Cela a renforcé mon identité et, dans cette mesure, mon ADN.
Gerhard Pfister (GP): (En hochant la tête) L’État de droit vit de conditions qu’il ne peut pas créer lui-même. «Au nom de Dieu tout-puissant», cela signifie que ce qui vient ensuite est fait par les hommes. Et ils ne sont pas tout-puissants.
SA: Pour Operation Libero, l’année 1848 est centrale. Ce n’est pas un hasard si notre manifeste fondateur s’intitulait «Nous, enfants de 1848». Cette date révèle un patriotisme constitutionnel – et donc un autre patriotisme que celui de l’année mystifiée de 1291. Celui-ci exclut tous ceux qui ne vivent pas en Suisse depuis des générations. Le patriotisme constitutionnel, en revanche, nous amène à assumer la responsabilité de nos institutions.

Que signifie la Constitution pour vous, Monsieur Pfister?
GP: La Constitution fédérale est une merveille. Elle a été écrite à un moment où la Suisse a connu son dernier mort de guerre civile. Depuis, notre pays n’a plus connu de guerre. C’est pourquoi 1848 est une date incroyablement importante. Le génie des fondateurs de l’État a été de sortir de la guerre civile et d’avoir la sensibilité de ne pas punir les perdants, mais de les intégrer.
SA: Quand nous parlons de notre Constitution, nous parlons de pouvoir, de réformes et d’institutions. Et là, je constate que nous nous trouvons dans une situation de blocage des réformes. La question est: quelle Suisse voulons-nous pour l’avenir?

Dites-le nous.
SA: C’est une Suisse qui permet la liberté, l’État de droit, l’égalité des chances et la prospérité pour tous. Pour cela, nous devons réformer nos infrastructures, en particulier la Constitution! Actuellement, nous avons un retard de réformes dans de nombreux dossiers importants: le climat, l’agriculture, l’Europe, la citoyenneté…

Le doyen de l’UDC Christoph Blocher estime également qu’il faut agir – en matière de politique étrangère. Il veut inscrire la neutralité «perpétuelle et armée» dans la Constitution.
GP: Je considère que l’initiative sur la neutralité est aberrante. Elle est encore plus en retard que la politique actuelle du Conseil fédéral. J’ai critiqué son attitude hésitante lors de la guerre en Ukraine et je ne veux pas le déresponsabiliser en matière de politique étrangère. Mais l’initiative de l’UDC aurait précisément cette conséquence.

Madame Ameti, vos parents ont vécu la guerre. Vous êtes vous-même arrivée en Suisse en tant qu’enfant réfugiée. Ressentez-vous la neutralité comme un affront?
SA: C’est une honte de voir comment on se cache derrière le concept de neutralité pour s’assurer des avantages à court terme et nier ses propres valeurs. Nous sommes suisses pour nos valeurs, que nous partageons avec nos voisins européens.

Monsieur Pfister, vous aviez tenu des propos similaires au début de la guerre…
GP: Je suis favorable à la neutralité de la Suisse, qui doit bien entendu défendre ses valeurs. Mais si la neutralité sert de prétexte pour ne pas aider l’Ukraine, elle devient indécente.

L’est-elle déjà?
GP: Quand on voit que certains livrent des armes à l’Arabie saoudite, qui sont manifestement utilisées dans la guerre au Yémen, on devrait alors aussi permettre aux Allemands de transmettre à l’Ukraine des armes achetées par la Suisse. Le Conseil fédéral ne veut pas se poser cette question. C’est un manque de responsabilité politique.

Outre la neutralité, les thèmes de l’immigration et de l’intégration ont toujours fait parler d’eux. Madame Ameti, vous ne ménagez pas vos critiques à l’égard du système.
SA: La Suisse a le deuxième droit de cité le plus strict d’Europe après Chypre. Nous excluons deux millions d’habitants du droit de cité. Les obstacles à la naturalisation sont extrêmement élevés et relèvent parfois du harcèlement.

Dans quelle mesure?
SA: Je me suis fait naturaliser dans la ville de Zurich, c’était relativement agréable. Une amie du même âge voulait se faire naturaliser dans la campagne thurgovienne. L’une des questions qu’on lui a posées: combien d’habitants compte le village voisin? C’est à ce genre de questions qu’elle a finalement échoué. Ce n’est pas acceptable.
GP: L’acquisition de la nationalité est l’aboutissement d’une intégration réussie, pas sa condition préalable. Bien sûr, les naturalisations donnent malheureusement parfois lieu à des incidents peu reluisants. Mais quelle est l’idée de base? Une intégration réussie signifie avoir trouvé une nouvelle patrie. En Thurgovie, celle-ci peut tout à fait être différente de celle de Zurich. Je ne voudrais perdre cette diversité à aucun prix.
SA: Je n’ai rien contre la diversité, mais le harcèlement n’est pas une caractéristique de la diversité.
GP: Des dysfonctionnements isolés ne signifient pas que tout le système est mal orienté.

Monsieur Pfister, vous ne voyez pas la nécessité d’agir?
GP: Nous devrions parler plus souvent des succès de notre politique d’intégration. Nous avons une forte proportion d’étrangers, pas de ghettoïsation et un système éducatif qui donne à chacun la capacité de participer à notre démocratie. La Suisse a une force d’intégration incroyablement élevée. Nous devrions nous concentrer sur ce point plutôt que sur les problèmes.

N’est-ce pas un problème si un quart de la société paie des impôts mais est exclu de la participation aux décisions?
GP: Ils ne sont pas exclus, mais doivent faire face à certaines conditions de participation. Nous ne devrions pas toucher à ces conditions.
SA: La position actuelle de la politique est toujours la suivante: être suisse est un privilège et non un droit. Mais si l’on suit le principe libéral «no taxation without representation» (ndlr: «pas d’impôts sans participation»), il faut considérer la naturalisation comme un droit. C’est pourquoi nous travaillons avec d’autres acteurs à une initiative pour un droit de cité libéral. Avec pour objectif de créer un droit à la naturalisation – avec des critères uniformes dans tout le pays. Seul un droit, et non un privilège, peut s’appliquer de la même manière à tous.

Ce sont les personnes de plus de 50 ans qui décideront du sort de l’initiative. Ils représentent 60% des votants. Pourquoi ne parvenez-vous pas à faire voter les jeunes, Madame Ameti?
SA: Nous essayons. Mais avec le Conseil des États et la majorité des États, les préoccupations rurales et conservatrices ont un avantage de départ. Et puis, nous avons au Parlement une forte homogénéité en termes d’âge, de sexe, d’origine migratoire et de statut social. Car tout le monde n’entre pas au Parlement.

Non?
SA: Pour être élu, il faut de l’argent et du temps. Tout le monde ne peut pas se le permettre.
GP: Je ne suis pas d’accord. Notre démocratie directe offre d’innombrables possibilités de s’impliquer politiquement. En commençant par le niveau le plus simple: celui de la commune. Je constate avec plaisir que les jeunes sont aujourd’hui beaucoup plus politisés qu’autrefois. Les obstacles à l’engagement politique ne sont pas grands. Bien sûr, pour certains, le processus est trop lent.
SA: Nous n’avons jamais eu autant de référendums et d’initiatives que ces dernières années. Cela montre bien que le peuple n’est pas d’accord avec les réformes du Parlement.

À quoi cela est-il dû selon vous?
SA: Au cours des dernières décennies, des cordées d’intérêts particuliers ont dominé le Parlement. Les grandes associations économiques, les associations de paysans et de blocage, donnent la direction conservatrice.
GP: Même une association d’agriculteurs ne décide pas seule au Parlement. Nous avons une politique de majorités changeantes. La polarisation est bien plus dangereuse: chacun reste campé sur ses positions – et celui qui cède perd. Pourtant, la Suisse a toujours eu du succès lorsqu’elle a trouvé son juste milieu.

À propos de juste milieu: par définition, le Centre n’est pas un parti polarisé. Mais personne ne sait vraiment ce que le parti représente.
GP: Le Centre représente la liberté, la solidarité et la cohésion de la Suisse. Le fait que nous ayons une certaine diversité d’opinions est lié à la largeur du parti. Mais c’est le caractère des partis du centre – on le voit aussi avec les Vert’libéraux.

Madame Ameti, comment l’Opération Libero compte-t-elle se faire entendre en cette année d’élections fédérales?
SA: Nous souhaitons placer la question suivante au centre du débat: Comment la Suisse s'y prend-elle avec l’Europe? C’est l’objectif de notre initiative européenne. Elle oblige le Conseil fédéral à trouver une solution institutionnelle. Nous voulons fixer l’objectif avant de parler de manière mesquine de points techniques comme la protection des salaires ou les moyens de parvenir à cet objectif.

N'est-ce pas de l'acharnement? Vous ne voulez pas accepter que l’accord-cadre soit enterré.
SA: Non, il s’agit pour nous du débat de fond, qui n’a jamais été mené jusqu’à présent. Pas plus que lors de la reprise des sanctions de l’Union européenne (UE) contre la Russie. On se cache derrière le concept abstrait de souveraineté parce qu’on craint le débat politique.
GP: Nous parlons tous les jours de l’Europe et de notre relation avec elle – à juste titre. Mais je doute que votre initiative soit efficace. À la question de savoir si la Suisse veut un lien institutionnel, on répond immédiatement par la question inverse: lequel? Les Bilatérales III, une adhésion à l’EEE ou un accord-cadre 2.0? Pour nous, quel que soit l’accord, il est essentiel que nos salaires et nos œuvres sociales restent protégés.
SA: Chacune de ces trois options échouera tant qu’elle pourra être tuée par un concept de souveraineté vide. Le fait est que sans lien institutionnel avec l’UE, nous perdons notre capacité d’action, notre souveraineté. Ceux qui pensent que nous sommes aujourd’hui capables d’agir se mentent à eux-mêmes. Car les accords bilatéraux perdent chaque jour de leur valeur. C’est pourquoi il faut d’abord une décision sur l’objectif fondamental dans la Constitution. Cela n’est possible qu’avec l’initiative que nous proposons.

Nous avons beaucoup parlé des problèmes du système suisse. Pensez-vous qu’il soit juste que la Suisse se célèbre elle-même à l’occasion des 175 ans de l’État fédéral?
GP: De telles célébrations sont importantes. Nous ne devrions toutefois pas nous célébrer nous-mêmes, mais être reconnaissants. C’est un privilège de vivre en Suisse. Si c’est un aspect de la célébration, je serais déjà très satisfait.
SA: Outre la gratitude, le sens des responsabilités est aussi un élément imortant pour moi. Cette conscience que nous devons porter ces 175 ans à venir. Nous n’y parviendrons qu’avec des réformes. C’est là que le Centre est aussi sollicité.
GP: C’est vrai.

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