Procédures pénales en cours
Expertises douteuses de l'AI: «Ma vie est devenue un enfer»

30 minutes d'entretien et ... plus rien. Deux cas documentés montrent comment les expertises douteuses d'une société mandatée par l'AI ont détruit des vies. Plusieurs procédures pénales sont en cours.
Publié: 11.06.2022 à 09:02 heures
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Dernière mise à jour: 14.06.2022 à 14:21 heures
Sven Ziegler et Tobias Ochsenbein

30 minutes d’entretien et… plus rien. Deux cas documentés montrent comment les expertises douteuses d’une société mandatée par l’AI ont détruit des vies. Plusieurs procédures pénales sont en cours.

La stupeur est encore visible sur le visage de Thomas W.* Alors qu’il raconte son histoire, son humeur passe de la colère à la tristesse. «Même des années plus tard, je ne comprends toujours pas comment une seule expertise, une demi-heure de discussion, peut faire de ta vie un enfer», se désole-t-il.

Thomas W. a quatre ans lorsqu’il est victime de la poliomyélite, maladie déclenchée par un virus qui peut conduire à une sévère paralysie. Pendant de longues années, les séquelles ne l’affectent pas. Mais en janvier 2015, tout bascule. Chaque jour, l’homme souffre et ne peut plus rester longtemps debout. Il est constamment fatigué. Un neurologue pose alors un diagnostic: il souffre d’un syndrome post-polio, d’une faiblesse musculaire et d’une fatigue chronique. Il est désormais considéré comme ayant une «capacité réduite» et ne peut plus travailler.

Thomas W. souffre d'un syndrome post-polio.
Photo: STEFAN BOHRER
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«L’expertise a presque ruiné ma vie»

Thomas W. s’inscrit donc à l’AI et à l’assurance indemnités journalières. Pour qu’il puisse toucher l’argent, on l’envoie faire une expertise auprès de la société PMEDA et du médecin Henning Mast. «Cette expertise était une blague», raconte-t-il à Blick. Selon lui, le médecin a établi le rapport sur la base d’un entretien d’environ 30 minutes tout au plus.

Un mois plus tard, il reçoit le résultat. Il est apte au travail à «100%» et une activité adaptée n’est «pas nécessaire». «J’ai manqué de m’étouffer», se souvient Thomas W.

Car les conséquences sont graves pour lui: en janvier 2016, il est alors privé de tout revenu. Sans travail, seuls ses économies et le soutien de ses proches le maintiennent à flot pendant un an. Se sentant humilié par la situation, Thomas W ne décolère pas: «L’expertise de Henning Mast a presque ruiné ma vie. Elle est devenue un enfer», déplore-t-il.

Au moins cinq procédures pénales

Thomas W. saisit le tribunal. Son avocat demande une nouvelle expertise. Pendant des semaines, il est examiné par cinq médecins. Le résultat final est sans équivoque: «Notre évaluation est en contradiction avec l’évaluation du professeur Mast», concluent les médecins. Ces derniers estiment que l’homme est fortement limité et n’est plus apte à effectuer des tâches «physiquement exigeantes».

La contre-expertise fait son effet. Début juillet 2017, le tribunal somme l’assurance indemnités journalières de verser les indemnités journalières avec effet rétroactif.

Le professeur Henning Mast fait alors régulièrement la une des journaux car au moins cinq procédures pénales sont en cours contre sa société PMEDA dans le canton de Zurich. Le Ministère public ne communique pas le nombre exact de ces procédures. L’une d’elles est toutefois «très avancée».

En raison des divers impératifs liés aux procédures en cours, Henning Mast n’a pas encore pu être longuement entendu. Il peut donc continuer à effectuer des expertises et cela même si lA Confédération a limité ses activités. En effet, une procédure pénale ne signifie pas automatiquement que des actes punissables ont été commis. Henning Mast et tous ses collaborateurs bénéficient de la présomption d’innocence.

Contactées par Blick, les autorités indiquent que l’AI a versé 2,9 millions de francs à la société du professeur pour 262 mandats en 2020. «Cela correspond en moyenne à environ 11’000 francs par expertises impliquant trois médecins spécialistes ou plus», précise l’Office fédéral des assurances sociales.

Ce n’est pas un cas isolé

Thomas W. n’est pas un cas isolé. N.T.B.* doit lui aussi se battre pour ses indemnités journalières après une expertise de PMEDA. En 2001, il est victime d’un grave accident dont les conséquences sont lourdes. Il souffre de migraines sévères et doit prendre des médicaments. En 2014, les médecins de la clinique constatent qu’il sera à l’avenir en incapacité de travail à 100%.

En 2015, il est lui aussi envoyé chez PMEDA. «L’entretien n’a même pas été réalisé par Henning Mast lui-même», assure-t-il.

N.T.B. affirme que plusieurs clarifications pertinentes n’ont pas été apportées par l’expertise. À nouveau, PMEDA atteste que le patient est apte au travail. L’assurance d’indemnités journalières réagit et lui coupe les vivres. En conséquence, le père qui élève seul ses enfants doit vivre pendant un an et demi sans emploi ni revenu.

En 2017, l’office de l’AI du canton concerné remet en question l’expertise. Il en commande une nouvelle. Le résultat est sans équivoque. Les résultats d’examen physique de l’enquête PMEDA sont «pour le moins intrigants et difficilement explicables». «À l’époque, les experts n’avaient pas procédé à une évaluation de la capacité de travail mais avaient jugé nécessaire de procéder à un examen complémentaire en milieu hospitalier. L’assureur d’indemnités journalières compétent a tout de même suspendu les prestations à la suite de l’expertise.»

Sur la base de ces nouvelles informations, les autorités font donc marche arrière, du moins en partie. Depuis 2017, l’AI verse un quart de rente à l’intéressé.

«Une telle situation ne doit plus jamais se reproduire»

L’Office fédéral des assurances sociales, responsable de la surveillance des centres d’expertises, continue à collaborer avec la société PMEDA malgré les procédures pénales en cours. Ce n’est qu’en cas de condamnation pénale des personnes responsables ou si la qualité des expertises n’est pas suffisante qu’un terme sera mis à cette collaboration.

Blick aurait également souhaité obtenir une prise de position de la société PMEDA et du médecin Henning Mast. Mais tant les demandes téléphoniques que deux demandes écrites accompagnées d’une liste de questions restent sans réponse.

N.T.B. explique qu’il travaille à nouveau aujourd’hui, mais uniquement à raison d’une forte dose de médicaments. Il assure devoir serrer très fort les dents: «À un moment donné, on abandonne tout simplement parce qu’on ne peut pas lutter contre les assurances.»

Thomas W. est lui aussi convaincu que les choses doivent changer du côté des experts de l’AI. «Avec de fausses expertises, quelqu’un détruit ton existence. Une telle chose ne doit plus jamais se produire.»

* Noms modifiés

(Adaptation par Thibault Gilgen)

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