La présidente de MSF Suisse
«L'attitude de la Suisse prolonge la pandémie»

Le futur de la pandémie aurait dû se décider à Genève cette semaine, lors des débats désormais annulés de l'OMC sur la levée des brevets. Seuls les pays européens, au premier plan la Suisse, s'y opposent. La présidente de Médecins sans Frontières s'insurge.
Publié: 29.11.2021 à 12:24 heures
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Dernière mise à jour: 29.11.2021 à 13:22 heures
16 - Jocelyn Daloz - Journaliste Blick.jpeg
Jocelyn Daloz

La Suisse aurait pu écrire l’histoire à Genève. Les ministres du monde entier devaient se rencontrer à l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC). Le but? Discuter, entre autres, de la levée des brevets pour les vaccins, les tests et les traitements contre le Covid. Puis le variant Omicron a jeté l’effroi. La rencontre a été annulée. Triste ironie, car la levée des brevets est considérée par plus de cent pays et d’innombrables ONG comme le sésame pour permettre une vaccination à l’échelle mondiale et un meilleur accès aux traitements dans les pays émergents comme l’Afrique australe, d’où le variant est issu.

On peut donc considérer que c’est l’échec d’une meilleure coopération internationale qui permet à la pandémie de faire rage, au virus de muter, aux mutations d’entraver la coopération internationale… Sauf que même sans le variant, il restait un obstacle majeur à la levée des brevets et aux transferts de savoir-faire des grands groupes pharmaceutiques occidentaux: les pays européens, en particulier la Suisse.

L’Union européenne, la Norvège, la Grande-Bretagne et la Confédération s’opposent en effet farouchement à une levée des brevets pourtant réclamée ou approuvée par plus de cent pays, y compris les États-Unis et la France.

Reveka Papadopoulou s'insurge de la levée des brevets.
Photo: Pierre-Yves Bernard/MSF
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Blick s’est entretenu avec la présidente de l’ONG Médecins Sans Frontières Suisse Reveka Papadopoulou, qui aurait dû se trouver sur le parvis de l’ONU avec ses militantes et militants cette semaine pour convaincre la Suisse et les autres réfractaires d’abréger la pandémie.

Vous dites que la Suisse, l’UE et les autres pays européens opposés à des dérogations temporaires sur les vaccins contribuent à une prolongation de la pandémie. Pourquoi?
Reveka Papadopoulou: Car ils empêchent les gouvernements à revenus faibles et intermédiaires d’avoir accès aux traitements dont leurs services hospitaliers ont besoin. Le nouveau variant Omicron qui vient d’être déclaré préoccupant à l’OMC le montre très clairement: tant que tous les pays n’auront pas les moyens de protéger leurs populations, personne ne sera en sécurité.

Pourtant, les déclarations au début de la pandémie laissaient espérer une plus grande coopération internationale…
C’est vrai, nous avons entendu des messages forts de solidarité. Mais cela semble avoir été oublié. Nous laissons les modèles du libre marché mondial et de la concurrence dicter notre distribution du vaccin. C’est quelque chose qui s’est déjà révélé désastreux par le passé: prenez le sida, où il a fallu se battre avant de voir la technologie médicale se transmettre à des pays durement touchés et des produits génériques arriver sur le marché…

En mai, 3754 personnes en Inde sont mortes en un jour.
Photo: imago images/ZUMA Wire

Le refus de la Suisse et des autres pays européens d’entrer en matière sur la levée temporaire des brevets ou de l’accès élargi aux technologies contre le Covid sont en inadéquation avec cette solidarité affichée. Cela fait presque quatorze mois que le premier appel à lever les brevets a été lancé par l’Afrique du Sud et l’Inde. Entre-temps, quatre millions de personnes sont mortes.

Un quart de siècle au service de l'humanité

Reveka Papadopoulou est d'origine grecque et travaille depuis plus de 25 ans pour Médecins Sans Frontières. Elle a notamment effectué des missions sur le terrain en Arménie, dans les Balkans pendant la guerre en ex-Yougoslavie, durant l'épidémie de sida en Amérique centrale, la guerre en Irak ou en Grèce lors de la crise financière de 2008. Elle est titulaire d'un master en Santé publique et est à présent la présidente de la branche helvétique de MSF.

Reveka Papadopoulou est d'origine grecque et travaille depuis plus de 25 ans pour Médecins Sans Frontières. Elle a notamment effectué des missions sur le terrain en Arménie, dans les Balkans pendant la guerre en ex-Yougoslavie, durant l'épidémie de sida en Amérique centrale, la guerre en Irak ou en Grèce lors de la crise financière de 2008. Elle est titulaire d'un master en Santé publique et est à présent la présidente de la branche helvétique de MSF.

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Peut-on chiffrer combien de vies auraient été sauvées si les négociations internationales avaient abouti?
Vous vous doutez bien que non. Nous pouvons en revanche observer la pression que le Covid exerce sur des pays qui n’ont pas les mêmes capacités hospitalières que l’Occident: leur personnel est poussé à bout, car ils gèrent souvent d’autres crises sanitaires qui datent d’avant la pandémie. Ce n’est pas parce que le Covid fait rage que les enfants en sous-nutrition cessent d’avoir besoin de traitement… Chaque mois qui passe draine un peu plus les ressources de ces pays. Nous tenons aussi à rappeler que les problèmes d’approvisionnement existaient déjà avant l’homologation des vaccins: la course à l’équipement médical s’est toujours faite au détriment des pays du Sud. Prenez les pénuries d’oxygène en Inde, au Brésil… Il faut absolument diversifier les lieux de production des technologies médicales requises.

Les pays émergents ont eu de la peine à se procurer du matériel de base, comme de l'oxygène.
Photo: keystone-sda.ch

Pour refuser ces dérogations, la Suisse affirme que les pays émergents n’ont pas encore les capacités technologiques pour décupler la production. Qu’en pensez-vous?
Je pense que c’est faux. Nous avons un exemple précis. Le VIH, il y a vingt ans. Les monopoles de certaines firmes occidentales sur les traitements antirétroviraux ont causé des ravages tant les traitements étaient onéreux. Lorsque la production générique a pu être lancée sur place, le prix s’est effondré et cela a permis de traiter les populations touchées. C’est un peu un éternel questionnement de l’œuf et de la poule: comment voulez-vous qu’une entreprise, par exemple sud-africaine, acquière le savoir-faire, ou qu’un pays investisse dans des capacités de production décuplées, si on leur refuse un transfert de savoir?

Il serait très facile d'avoir assez de doses

Si près de 40% du monde a été vacciné, les disparités régionales restent abyssales. En Afrique, seuls 4,5% de la population est vacciné, moins de 20% du personnel soignant africain. Selon Patrick Durisch, expert pour Public Eye de l'accès mondial aux soins, les promesses des entreprises pharmaceutiques montrent leurs limites: :«la répartition est inéquitable parce que la pharma n’arrive pas à suivre et qu’elle privilégie l’approvisionnement des pays aisés.»

Les groupes pharmaceutiques très sélectifs

Il dénonce le contrôle que les groupes comme Pfizer ou Moderna veulent garder sur leurs produits: «ils décident qui reçoit combien de doses, quand et à quel prix.» Des exemples de sous-traitance et de transferts de technologies, «mais de manière très ciblée uniquement: la pharma passera des accords avec certains, ceux avec qui ils ont l’habitude de travailler, et pas avec d’autres, avec en plus des restrictions de commercialisation.»

Assez de doses pour le monde entier

Un non-sens épidémiologique selon l'enquêteur, puisque la couverture vaccinale et de traitement doit être la plus large que possible pour endiguer la pandémie. Pourtant, de multiples enquêtes comme celle du «New York Times» ou de «Public Citizen» le démontrent: il serait très facile de produire suffisamment de doses pour le monde entier. «Répliquer les vaccins n'est pas si simple, mais on a vu par le passé que les pays du Sud avaient les capacités de maîtriser les technologies développées en Occident, en dépit de ce que peuvent raconter les pharmas et les gouvernements européens.»

Si près de 40% du monde a été vacciné, les disparités régionales restent abyssales. En Afrique, seuls 4,5% de la population est vacciné, moins de 20% du personnel soignant africain. Selon Patrick Durisch, expert pour Public Eye de l'accès mondial aux soins, les promesses des entreprises pharmaceutiques montrent leurs limites: :«la répartition est inéquitable parce que la pharma n’arrive pas à suivre et qu’elle privilégie l’approvisionnement des pays aisés.»

Les groupes pharmaceutiques très sélectifs

Il dénonce le contrôle que les groupes comme Pfizer ou Moderna veulent garder sur leurs produits: «ils décident qui reçoit combien de doses, quand et à quel prix.» Des exemples de sous-traitance et de transferts de technologies, «mais de manière très ciblée uniquement: la pharma passera des accords avec certains, ceux avec qui ils ont l’habitude de travailler, et pas avec d’autres, avec en plus des restrictions de commercialisation.»

Assez de doses pour le monde entier

Un non-sens épidémiologique selon l'enquêteur, puisque la couverture vaccinale et de traitement doit être la plus large que possible pour endiguer la pandémie. Pourtant, de multiples enquêtes comme celle du «New York Times» ou de «Public Citizen» le démontrent: il serait très facile de produire suffisamment de doses pour le monde entier. «Répliquer les vaccins n'est pas si simple, mais on a vu par le passé que les pays du Sud avaient les capacités de maîtriser les technologies développées en Occident, en dépit de ce que peuvent raconter les pharmas et les gouvernements européens.»

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Les pays occidentaux ont toutefois d’autres arguments…
Ils affirment en effet qu’il existe déjà un mécanisme au sein des traités de l’OMC pour obtenir une levée de brevets: les licences obligatoires. Un pays peut en autoriser un autre à produire un produit médical sous brevet dans le premier pays sans l’accord du détenteur. Le problème est que ce genre de licences obligatoires sont très souvent combattues en justice, ce qui en fait un processus extrêmement complexe et infiniment long. Dans les rares cas où ce système a fonctionné avant la pandémie, cela a pris des années. Et il ne s’agissait que de cas isolés. Vous imaginez si tous les pays du monde se mettaient à exiger simultanément des licences obligatoires auprès d’une poignée de pays occidentaux, et que ces licences étaient toutes combattues par les groupes pharmaceutiques?

La ville de Manaus, en Amazonie, ville martyre de la pandémie.
Photo: imago images/Agencia EFE

Dans de nombreux pays, notamment d’Afrique, le public est tout autant, sinon plus, sceptique aux vaccins qu’en Europe. Faut-il craindre que, même si le vaccin est accessible à grande échelle, il soit largement boudé par une partie de la population?
Le scepticisme au sujet des vaccins est un phénomène mondial préoccupant. Mais cet argument reste théorique tant qu’on refuse de voir ce qui se passera sur le terrain si la production se diversifiait et s’intensifiait. Par ailleurs, je trouve cet argument malvenu de la part de gouvernements et d’entreprises qui ont négocié des accords secrets et qui ont exonéré les entreprises de leur responsabilité légale. Ce manque de transparence alimente les doutes, les fantasmes et les peurs liés aux vaccins.

Les images de crématoires à ciel ouvert durant la vague de Covid en Inde ont traversé le monde.
Photo: DUKAS


Quel espoir nourrissez-vous qu’un accord international puisse se faire à l’OMC et à l’OMS? Les espoirs paraissaient déjà ténus avant cette conférence à présent annulée.
Alors que l’annulation de la Conférence nous fait craindre un nouveau ralentissement des discussions sur cette dérogation, l’annonce de la réunion du Conseil des ADPIC (le Conseil au sein de l’OMC qui gère la propriété intellectuelle, qui a annoncé vouloir siéger ce lundi en l’absence d’une conférence ministérielle, ndlr.) nous fait espérer que les pays sont prêts à s’engager sur cette dérogation critique. Nous espérons que les pays opposants tiendront compte des demandes formulées par plus de cent pays.

L’impulsion d’une levée des vaccins est venue d’Afrique du Sud il y a quatorze mois. A présent, un variant venu d’Afrique australe menace de plonger le monde dans une nouvelle vague. Est-ce qu’il servira de «wake-up call»?
Nous espérions que le variant Delta serait le sursaut qui changerait la donne. Nous espérions que la situation catastrophique au Brésil réveillerait les consciences en Europe. Aujourd’hui, il ne nous reste plus qu’à joindre nos voix pour appeler à des actions décisives rapides et espérer qu’elles vont porter. Mais nous sommes loin de penser que la situation va se débloquer rapidement.

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