La capitale de la Gruyère s'est transformée
Comment Bulle devient plus tendance que Fribourg

La capitale de la Gruyère connaît un développement fulgurant et flirte avec les 30'000 habitants. Un défi démographique relevé avec brio à l'heure d'accueillir Rolex et son milliard de francs d'investissement.
Publié: 21.03.2023 à 06:07 heures
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Dernière mise à jour: 21.03.2023 à 08:59 heures
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Adrien SchnarrenbergerJournaliste Blick

Au moment de mettre la clé sous la porte de son magasin d’habits de seconde main, il y a quelques semaines, Camille Grandjean était amère. À cause d’une certaine hypocrisie de sa clientèle, qui dit adorer les fripes mais préfère commander sur internet, mais surtout contre elle-même. Comment elle, la Gruérienne, a-t-elle pu ouvrir son magasin à Fribourg plutôt qu’à Bulle? Sa Baraque à fripes, dans une impasse commerciale à la Rue de Lausanne, aurait survécu sans problème dans la deuxième ville du canton. La jeune trentenaire en est sûre.

Autre signe du rapport de force qui s’inverse entre les deux cités: lorsque le mythique «Irish», surnom affectueux donné aux Fribourgeois à la succursale locale de la chaîne «Paddy Reilly’s» — aussi présente à Zurich et à Berne — a fermé boutique, ce sont les Bullois qui ont repris la main. Et plutôt deux fois qu’une, puisque les gérants du Buro et de Globull, dans le chef-lieu gruérien, ont aussi fait main basse sur le Sous-Sol, autre bar très fréquenté du centre-ville de Fribourg.

Tandis que la 3e ville romande a mal à son commerce, que son artère historique, la Rue de Lausanne, est devenue un «chemin de croix» selon la presse locale, les affaires marchent du tonnerre, 25 kilomètres au sud. Comment l’expliquer? «Bulle est un grand village qui a su se développer tout en gardant un esprit festif commun, explique Vincent Clément, qui exploite plusieurs bars. Le dernier mot est important: non seulement tout le monde se connaît, mais il y a une volonté de collaboration entre les tenanciers des principaux établissements.»

La ville de Bulle a gagné 800 habitants en 2022.
Photo: Shutterstock

Le patron de L’Indus et de L’Après ne tarit pas d’éloges sur ceux qui, plutôt que des concurrents, sont des amis. «Je vais très volontiers chez les autres, et inversement. Nos clients eux-mêmes aiment fréquenter plusieurs enseignes dans la même soirée», poursuit l’enfant du coin, la quarantaine approchant et toujours aussi fier du dynamisme de son coin de pays.

«L'expérience bulloise»

Benoît Waber, 32 ans, dont les talents culinaires ont été découverts en 2015 par TF1 et l’émission «Masterchef», a découvert l’expérience bulloise, ces derniers mois. Cinq ans après avoir ouvert le Kumo, un restaurant de ramen à Fribourg — sa troisième enseigne —, il en a répliqué le concept, sous le même nom, dans la gare de Bulle.

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La file d’attente ne désemplit pas depuis le premier service, l’automne dernier. Le restaurateur et entrepreneur fribourgeois apprécie l’accueil réservé par ses nouveaux clients, mais surtout par les autorités. «J’ai tout de suite senti que l’on voulait me faciliter la tâche. Les responsables politiques sont venus nous voir, pour faire connaissance, pour nous demander si tout allait comme on voulait, salue Benoît Waber. Ce n’était pas une démarche administrative, mais humaine. En ayant vécu ça, je ne suis pas surpris que la ville s'en sorte aussi bien.»

Kumo s’est installé dans le Velâdzo («village» en patois gruérien), le «quartier urbain» conçu par les Transports publics fribourgeois autour de la nouvelle gare de Bulle. Les visiteurs de passage, surtout s’ils y sont déjà venus il y a quelques années, ont de quoi écarquiller les yeux: le projet semble démesuré par rapport à la taille de la ville. Ce «hub de la mobilité», inauguré l’été dernier et qui doit accueillir 7000 habitants supplémentaires, a été récompensé par le Prix romand de l’immobilier 2022.

Le «Veladzo» et ses 7000 nouveaux habitants...
Photo: DR
...redessine le centre-ville de Bulle.

Ce n’est pas la première fois que la cité gruérienne a le droit à des honneurs. En 2021, Bulle a été élue ville la plus dynamique de Suisse romande, dans une très sérieuse étude menée par «Bilan» sur les 35 cités comptant au moins 10’000 habitants de ce côté de la Sarine. Conditions socio-économiques, variation de l’emploi, coût du logement, stabilité sociale: la ville s’est démarquée dans tous les sous-classements.

Quel est donc le secret de cette région méconnue du bassin lémanique, hormis pour son fromage et ses lieux touristiques (château de Gruyères et Maison Cailler)? Syndic depuis 2016, après avoir notamment présidé le Grand Conseil fribourgeois, Jacques Morand n’est pas peu fier du succès de «sa» Gruyère. «Bulle est un sacré moteur avec ses 26’000 habitants sur les 60’000 du district, mais c’est bien toute la région qui est dynamique», salue l’entrepreneur et politicien libéral-radical.

800 nouveaux habitants par an

La croissance démographique a de quoi donner le vertige. Au début du millénaire, Bulle comptait à peine 10’000 habitants. C’est presque le triple vingt ans plus tard, grâce (en partie) à l’absorption de La Tour-de-Trême. Mais pas seulement: «L’an dernier, notre population a augmenté de 800 personnes. Certes, il y a 180 Ukrainiens, mais c'est un énorme défi», relève le syndic de Bulle.

Jacques Morand ne saurait si bien dire: il y a presque dix ans, en 2014, cette courbe démographique vertigineuse provoquait de gros remous politiques. Mis sous pression par une démission en bloc des neuf membres de la Commission d'aménagement, l'exécutif avait dû créer à la hâte une task force pour faire face aux inquiétudes de la population.

Une décennie plus tard, les nuages se sont envolés au pied des Préalpes fribourgeoises. Porteur de plusieurs casquettes dans les milieux économiques — il préside notamment la Chambre patronale —, Jacques Morand note avec satisfaction que dans un canton réputé pour être «dortoir», la Gruyère est le seul district avec un solde positif: 7000 personnes viennent y travailler alors que 4000 en sortent quotidiennement.

Jacques Morand est un syndic heureux.
Photo: Sonia Villegas

Mais le libéral-radical ne veut pas tirer la couverture à lui ou au seul sérail politique gruérien. «La vie d’une ville ou d’une région, ce sont des gens. Nous faisons de notre mieux au niveau des conditions-cadres, mais il faut avoir un peuple de personnes qui ont envie de réussir. Il suffit de se balader à Bulle pour voir que la société vit: il y a des cafés, des restaurants, des gens qui se parlent...» Vincent Clément abonde: «Tous ceux qui le peuvent évitent la Migros ou la Coop et vont plutôt faire leurs courses chez les commerçants du coin.»

Les commerces, ce n’est pas ce qui manque dans le cœur historique de Butulum, comme on appelait ce carrefour commercial, réputé notamment pour ses bovins et ses fromages, jusqu’au IXe siècle. Partagée entre Bulle, Fribourg et Berne où elle siège au Conseil des États, Johanna Gapany est bien placée pour analyser le succès de sa cité de cœur. «Cette activité d’antan sous les Halles a sans doute influencé la ville d’aujourd’hui, qui retrouve une belle diversité de commerce et beaucoup de savoir-faire», confirme la vice-présidente du PLR Suisse.

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Est-ce à dire que Bulle fait mieux de Fribourg? La sénatrice ne veut pas opposer les deux villes. «Elles sont différentes et clairement complémentaires, en matière d’économie mais aussi d’hôtellerie, de gastronomie ou de domaines économiques. Avoir une telle offre avec cette complémentarité dans un rayon si proche est un atout pour le canton.»

La politicienne de 34 ans relève encore que les «facilité d’accès ont favorisé l’arrivée de multinationales». Raccrochée au réseau ferroviaire en 1868, la capitale gruérienne est plutôt tournée vers son canton, avec le RER. La vraie prouesse de Bulle, c’est d’avoir su se placer sur l’autoroute Berne — Lausanne, rapprochant la Gruyère du Bassin lémanique.

Rolex, une arrivée à un milliard

L’A12 est directement citée dans le communiqué de l’État de Fribourg qui annonce clairement la venue de Rolex dans la zone industrielle de La Prila. Un site de production de plus de 100’000 m², pour un milliard d’investissement et 2000 emplois pour «répondre à la demande croissante du monde entier». Un tour de force des autorités cantonales et communales.

C’est aussi la récolte de graines semées depuis très longtemps, précise Jacques Morand. «L’arrivée d’une société comme Rolex est l’aboutissement de vingt ans de travail. C’est en 2002 ou 2003 que les autorités ont revu le Plan d’aménagement local (PAL) en zone d’activité», explique le syndic de Bulle.

«Une fois que c’est fait, reprend-il, vous devez convaincre les agriculteurs touchés du bien-fondé du projet, leur trouver de nouvelles terres. Puis réaliser un Plan d’aménagement de détail (PAD), déposé en l’occurrence en 2018, pour avoir un terrain quasi prêt en décembre 2022 lors de cette annonce. Ce n’est pas aujourd’hui que Bulle s’est réveillée et a décidé d’être dynamique. Des générations de politiciens ont travaillé dans la continuité.» Et s’il était là, le secret?

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