Guerre et bortsch
Aperçu d'un absurde Noël avec ma famille russo-ukrainienne

Le funeste premier anniversaire de la guerre en Ukraine approche. Les festivités de Noël sonnent creux, surtout lorsque l'on a une famille... russe et ukrainienne à la fois. Notre journaliste Daniella Gorbunova raconte comment personne ne s'est entretué, et pourquoi.
Publié: 26.12.2022 à 15:34 heures
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Dernière mise à jour: 26.12.2022 à 15:57 heures
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick

Ce qui nous manque le plus, à nous slaves expatriés en Suisse, ce sont les flocons de neige infinis — même en ville — qui collent aux cils jusqu'à flouter la vision, de novembre à avril. La kosichka, un fromage fumé en forme de tresse, ou encore le réconfortant bortsch, une soupe qui se déguste agrémentée de crème acidulée.

Les forêts de bouleaux, aussi. Et la Snégourotchka (la petite-fille du père Noël) qui en sort, pour distribuer les cadeaux. Elle n'existe pas, ici: il n'y a pas assez de neige, ni assez de bouleaux, fabulait ma mère face à mes larmes, lors de notre premier réveillon en Suisse, en 2005. «Mais je ne veux pas des cadeaux du gros Monsieur en rouge, moi... il me fait peur!» (Rassurez-vous: j'avais aussi un problème avec les clowns).

Autant d'éléments déclencheurs de nostalgie que nous énumérons, ma famille et moi, autour de la table, le soir du 24 décembre. D'habitude, ma mère russe, mon beau-père ukrainien, mes demi-frères et sœurs et moi fêtons plutôt le Noël orthodoxe, le 6 janvier. Ma mère commence par aller à l'église, avec la petite. Nous, on va directement au bortsch. Mais, cette année, nous nous accordons aussi aux coutumes de nos hôtes: les nièces de mon beau-père Oleg* sont Ukrainiennes, de tradition plutôt catholique. Et puis, de toute façon, par les temps qui courent, on ne va pas lésiner sur les festivités...

Figure de proue de Noël dans les pays slaves de tradition orthodoxes, la «mère Noël» (à gauche), qui est en fait la petite-fille du père Noël, n'existe pas vraiment dans les pays occidentaux. (Image d'illustration)
Photo: Shutterstock

Sont-ils toujours vivants?

Mes cousines par alliance, Daria* et Natasha*, ont 22 et 23 ans. Elles ont fui leur petite ville de l'ouest de l'Ukraine, laissant au front leur père et deux de leurs frères, Sergiy* et Anatoliy*. Elles sont ici depuis six mois, et nous n'avons jamais parlé ni de leur fratrie, ni de leur père – même si je demande régulièrement (et discrètement) à ma mère s'ils sont toujours vivants.

Daria, Natasha, mon beau-père Oleg et moi sommes bien de la même famille, même si pas du même sang. Le mien, il coule dans les veines de Dmitri* et d'Aliocha*, mes cousins moscovites, devenus soldats d'artillerie. Vous avez bien compris: pendant que nous dégustons des plats traditionnels slaves, au chaud, dans un village paisible en Suisse, mes cousins se battent entre eux, de chaque côté de la ligne de front. Sans trop savoir pourquoi... Nous n'avons jamais parlé tout haut d'eux non plus – même si je demande régulièrement (et discrètement) à ma mère s'ils sont toujours vivants.

Tout le monde est encore vivant, me susurre-t-elle à l'oreille, entre deux tranches de cake. Pour le moment. Et personne n'a vraiment choisi de risquer sa vie, en fait... Mais du côté ukrainien comme russe, les cousins, peu importe leur bord, auraient été au mieux enfermés, au pire exécutés direct sur place en cas de refus d'obtempérer (plutôt exécutés sur place, dans la crue réalité du terrain). Dans un autre monde, dans un autre temps, ils auraient aussi pu être assis à nos côtés. J'imagine la photo de famille: (de gauche à droite) Dimitri, Sergiy, Anatoliy, Aliocha, Oleg, ma mère, ainsi de suite...

«Ils fêtent quand même, les vôtres, là-bas?»

À la place de cette image d'Epinal, nous prions un peu en silence, chacun dans sa tête, entre les plats – même les athées impies comme mon frère et moi. Un peu de culpabilité dans mon regard, à chaque fois que Natasha me demande le sel ou la carafe d'eau, en russe ou en ukrainien. Car il m'arrive d'imaginer, parfois, le fusil de mon cousin pointé sur son frère, ou l'inverse. Ce qui ne m'empêchera pas de rire de bon cœur avec les autres, lorsque Daria tente d'apprendre quelques mots d'argot ukrainien à ma mère, qui ne manque pas de les écorcher.

Cette petite scène de genre vous semble peut-être un peu absurde, un poil tragi-comique, un rien cocasse. Pourtant, c'est la nouvelle normalité de milliers de foyers: de l'Ukraine à la Russie en passant par la Suisse, la France, la Pologne, la Moldavie... Nous sommes des milliers de familles – souvent silencieuses, invisibles, craintives – à être ainsi scindées en deux, par la couleur de notre passeport plus que par notre sang (le sang n'importe que lorsqu'il coule...) Par les décisions de nos dirigeants plus que par nos différences de langue ou de culture (qui sont relativement minces... qu'un Ukrainien me jette la première pierre).

On ne parlera de l'Ukraine, de manière très générale, qu'une seule fois dans la soirée. «Ils fêtent quand même, les vôtres, là-bas?» demande ma mère. «Oui», rétorque Daria. Elle essaie de se souvenir d'un proverbe ukrainien: «La liberté ne meurt jamais», ou quelque chose dans le style.

Ce soir-là, malgré les non-dits, malgré la gêne et la peur, nous aussi, on s'est octroyés la liberté de fêter et d'aimer comme s'il n'y avait pas de guerre qui déchirait notre famille, ou presque. En attendant que le monde ne change. «Au royaume de l'espoir, il n'y a pas d'hiver». Dans mon esprit, c'est ce proverbe russe qui résonne...

*Afin de protéger au mieux ma famille, je ne divulgue pas les vrais prénoms.

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