De la Thurgovie à la Croatie
Un curé parcourt 1000 km pour venir en aide à une famille expulsée de Suisse

Le curé Edwin Stier a parcouru 1000 kilomètres jusqu'en Croatie pour aider une famille migrante du Burundi. Ce prêtre de Thurgovie avait pris sous son aile les exilés lors de leur arrivée en Suisse et s'était battu contre leur renvoi. Récit d'une folle aventure humaine.
Publié: 06.08.2023 à 15:04 heures
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Dernière mise à jour: 06.08.2023 à 15:05 heures

La fatigue lui pèse sur les yeux, le soleil va bientôt disparaître à l'horizon, et cela fait déjà quatorze heures qu'Edwin Stier est sur la route avec sa Citroën. Se glisser dans un lit lui ferait le plus grand des bien. Mais ce curé de soixante ans est en mission – et n'a pas terminé sa journée.

Il gare sa voiture à côté d'un centre d'asile clôturé, peigne sa couronne de cheveux gris autour de sa calvitie, boutonne sa chemise bleue et enfile son col blanc de prêtre. «Ça pourrait marcher comme ça», dit-il en souriant, conscient de l'impact de sa tenue.

Edwin Stier est le curé de Kreuzlingen en Thurgovie, une grande paroisse qui compte environ 10'000 fidèles. Il y prêche, baptise et marie ses ouailles.

Le prêtre Edwin Stier est allé retrouver une famille burundaise expulsée de Suisse en Croatie.
Photo: Rebecca Wyss
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Le curé Edwin Stier a pris sa voiture et a suivi la famille expulsée par un vol spécial.
Photo: Nathalie Taiana

L'homme de foi se trouve maintenant à Kutina, une petite ville croate remplie de drapeaux nationaux usés par le vent. Il y est attendu par Lila (15 ans), Beecky (13 ans), Edna (12 ans), Samuel (10 ans), Joshua (8 ans), les jumeaux Ben Israel et Ben Moïse (6 ans) ainsi que leur mère Olive Banyiyezako et leur père Eric Ntibarufata. Une famille de réfugiés du Burundi, en Afrique de l'Est.

Retrouvailles et promesse

Le prêtre s'approche de l'entrée du centre d'asile, où se tient la famille au complet, enfants et parents vêtus de pantalons de sport. Edwin Stier esquisse un sourire, serre la main des gardiens ahuris aux cheveux coupés en brosse et se présente. Quand on est un fervent catholique, comme le sont la plupart des Croates, on ne chasse pas un prêtre. Il est autorisé à rejoindre la famille.

Les garçons l'entourent immédiatement de leurs petits bras. Il les bénit avec une croix sur le front. Les enfants ont maintenant une réponse à la question qui les taraudait sans relâche: où est le «père» et quand viendra-t-il les chercher? Les parents restent immobiles, le sourire aux lèvres, et la mère Olive dit doucement: «Vous êtes venu, mon père.»

Au début de ce voyage, il y a cette promesse. Le 19 juillet 2023, Edwin Stier s'est engagé envers cette famille. Et envers lui-même.

Expulsion au petit matin

A l'aube du 19 juillet 2023, des policiers cantonaux tirent du lit la famille de neuf personnes dans le centre pour requérants d'asile de Hefenhofen, en Thurgovie. Aucun avertissement n'a été donné. Les agents menottent la mère sous les yeux de sa fille, embarquent tout le monde dans des fourgons et expulsent la famille par vol spécial vers la Croatie. Edwin Stier est présent ce matin-là – le père Eric l'a appelé.

Impossible pour le prêtre de se sortir les images de l'expulsion de la tête. Il n'a pas eu le courage de s'opposer à la décision des fonctionnaires et de partir avec la famille. Il regrette de les avoir laissés seuls: «J'ai honte».

Le curé a invité Blick à l'accompagner et nous a demandé de nous faire notre propre idée. Nous voilà donc assis dans une Citroën, un chapelet sur le tableau de bord et le coffre rempli de chips pour enfants. Edwin Stier est en route pour Padoue, son lieu de prédilection en Italie. C'est là qu'officiait Saint Antoine (1195-1231), le patron des enfants et des femmes. Le curé devrait maintenant être en vacances, mais ses plans ont changé: «Je ne pourrais pas en profiter.»

La religion comme guide

Un conducteur de Mercedes klaxonne le véhicule du curé. Visiblement irrité, Edwin Stier lance pourtant un «je t'aime» au chauffeur. C'est ainsi que le religieux se comporte dans la vie: si quelqu'un fait une bêtise, il prononce une bénédiction pour cette personne.

Edwin Stier pense avec son cœur et agit avec ses tripes. C'est ainsi que l'on peut expliquer ses actions. Il est difficile de savoir quel est son plan. Ce qui est clair, c'est qu'il veut descendre vers le Sud. Et Rapidement. Il veut contrôler si tout va bien. Sa priorité: les enfants. C'est pour eux qu'il a le plus peur.

Il y a six mois, la famille burundaise a traversé les Balkans pour se réfugier en Suisse. Ils étaient seuls, parlaient à peine, mangeaient peu. Ils ont cherché la sécurité là où ils l'avaient toujours ressentie au Burundi: à l'église.

Chaque dimanche, ils assistaient à la messe du curé suisse. Sept enfants noirs sur un banc d'église en Thurgovie, cela attire l'attention. Edwin Stier s'est adressé à eux.

Edwin Stier dans son église paroissiale à Kreuzlingen en Thurgovie, où il a fait la connaissance de la famille exilée.
Photo: Nathalie Taiana

C'est ainsi que tout a commencé. Une petite équipe de membres de la paroisse s'est rapidement constituée pour soutenir la famille. Des femmes, dont certaines âgées de plus de 80 ans, leur ont fait la cuisine, ont acheté des trottinettes aux garçons et des sacs à dos pour l'école.

Solidarité et résistance

Lorsque la famille a reçu la décision d'expulsion au printemps, Edwin Stier et ses paroissiennes ont tout fait pour empêcher leur renvoi. Ils ont écrit des lettres, et continuent de le faire aujourd'hui, à Amnesty International, aux organisations d'asile et – par deux fois – à la ministre de la Justice Elisabeth Baume-Schneider.

Les femmes de la paroisse appellent désormais fréquemment leur prêtre. Elles peinent à dormir, sont inquiètes et lui demandent ce qu'il a prévu d'entreprendre. Peu après avoir franchi la frontière slovène, le curé s'interroge: «Peut-être que je dois simplement les faire sortir de là.»

Une ancienne connaissance avec une camionnette pourrait l'aider à faire sortir illégalement la famille de Croatie si nécessaire. Un appel suffirait. Edwin Stier sait qu'une telle entreprise serait passible de prison. Se mettre en difficulté pour soutenir des personnes en détresse? Ce ne serait pas une première pour l'homme de foi.

Conflit et persécution au Burundi

De quelle détresse s'agit-il dans le cas de la famille burundaise? Qu'est-ce qui pousse les parents de sept enfants à tout abandonner et à s'exposer aux dangers de l'exil?

Une accolade pour le prêtre qui a quitté le lac de Constance pour la Croatie centrale.
Photo: Rebecca Wyss

Jusqu'à il y a deux ans, la famille vivait en paix au Burundi. La mère travaillait dans une banque, le père dans une entreprise de télécommunications. Le couple possédait une maison et une voiture et faisait partie de la classe moyenne. Puis ils se sont retrouvés dans le collimateur des autorités. Les circonstances sont aussi compliquées que le conflit qui a laissé une traînée de sang dans le pays. Amnesty International le déplore: le président hutu Evariste Ndayishimiye fait arrêter, torturer et tuer des opposants présumés, surtout des Tutsis. Rien que pour cette raison, 258'272 personnes ont fui le Burundi vers les pays voisins en 2022.

Eric et Olive ont des parents tutsis et sont donc considérés comme des Tutsis. La police a perquisitionné leur maison à plusieurs reprises, racontent-ils. Un mandat de recherche pour atteinte à la sécurité de l'Etat a même été émis à l'encontre du père, dont Blick a obtenu copie. En juin 2022, la famille a pris la fuite.

Un renvoi qui laisse des traces

Quelques mois plus tard, des agents croates ont pris les empreintes digitales des exilés. La Croatie est donc considérée comme leur premier pays d'accueil et c'est à elle que revient la responsabilité de la procédure d'asile. C'est ce que prévoit l'accord de Dublin. Or, la Croatie n'a rien fait à l'époque et les a simplement renvoyés. En raison du système Dublin, la Suisse a rejeté la demande d'asile de la famille et l'a renvoyée sur sol croate sans examiner ses motifs d'exil.

Retour à Kutina, où le prêtre suisse effectue plusieurs pour amener la famille vers un restaurant de la ville. Edwin Stier tient à ce que les exilés mangent quelque chose de correct. Les garçons entament un hamburger et dessinent. Les parents touchent à peine à leur pizza. L'expulsion, les émotions, tout est encore frais.

Le pasteur Edwin Stier invite la famille expulsée de Suisse dans un restaurant.
Photo: Rebecca Wyss

La mère raconte comment les agents l'ont ligotée, elle et sa fille aînée. Elle ne voulait pas partir et n'a pas eu le droit de mettre de pantalon. Elle relate avoir vomi de peur pendant le trajet vers l'aéroport et se remémore douloureusement les larmes et les cris de ses garçons.

Le père a honte de s'être effondré devant eux ce matin-là: «J'ai échoué en tant que père.» Il se tait quand l'un des garçons lui passe son dessin: un avion, plusieurs fourgons et des grosses têtes qui harcèlent neuf petits bonhommes dans des lits.

Les autorités se justifient

Comment les autorités justifient-elles leur action dans ce cas précis? Dans une réponse écrite aux questions de Blick, le porte-parole de l'office de la migration de Thurgovie explique que les menottes sont la règle en cas de comportement non coopératif des personnes tenues de quitter le territoire. Cette mesure servirait également à protéger le personnel d'intervention. En outre, la mère aurait refusé d'enfiler l'un des pantalons mis à disposition.

Le porte-parole du Secrétariat d'Etat aux migrations (SEM) écrit qu'il ne peut pas se prononcer sur un cas individuel en raison de la protection des données et de la personnalité.

Face à ses protégés, Edwin Stier fait ce qu'il fait toujours lorsque des personnes se trouvent dans des situations difficiles: il les écoute. Il leur apporte du réconfort. Il prie. Il respire le calme, mais à l'intérieur, ça gronde. Ni les gardiens du centre d'asile ni les autorités ne donne des éclaircissements. Personne ne sait ce qui va se passer pour la famille. L'incertitude ronge le curé et le pousse à agir.

Une vie au service de Dieu et des hommes

Après le repas, il se rend au supermarché avec Olive, Eric et les enfants. Ils n'ont pas d'argent et ont besoin de brosses à dents – les leurs sont encore en Suisse. Les garçons errent dans les allées, inspectent chaque jouet, mais ne touchent à rien. La mère ne met que deux pommes, deux oranges et deux jus de fruits dans le caddie. Elle n'ose pas se servir correctement. Edwin Stier secoue la tête, rajoute de la marchandise et soupire: «Je me sens tellement paternaliste. Mais ils ont besoin de ces choses. Un point c'est tout.»

Plus tard dans la soirée, il s'offre un bon souper. Edwin Stier aime les steaks juteux, les sandwichs fourrés avec beaucoup de jambon cru, les oursons en gomme. Parfois un peu trop. Sa chemise est plus tendue que d'habitude sur son ventre. Edwin Stier est un mangeur sous stress. Les mariages, les baptêmes, les communions, les services religieux rythment sa vie. Et le tempo est rapide. Alors que les autres se reposent le dimanche, il monte jusqu'à quatre fois en chaire. Il ne voudrait pas vivre autrement: «Je ne peux rien imaginer de plus beau.» Il a fait ce choix: une vie au service de Dieu et des hommes. Et pour cela, il lui arrive de se mettre en difficulté.

Lorsqu'il était encore pasteur dans le sud de l'Allemagne, il a dépensé pendant dix ans un total de 100'000 euros pour les personnes dans le besoin. Il a aidé une septantaine de familles de manière rapide, pragmatique et non bureaucratique. Le hic, c'est qu'il ne le comptabilisait pas correctement. Personne n'était au courant, ce qui lui a valu l'ire de la paroisse. Pourtant, et c'est ce qu'a constaté une enquête, il ne s'était pas enrichi. L'affaire s'est bien terminée. Interrogé à ce sujet, il sourit et rétorque: «Les caisses de l'église sont pleines à craquer, aider est notre devoir.»

Un futur en Croatie?

Les jours suivants en Croatie sont difficiles. La mère et la fille aînée veulent faire leurs valises et s'enfuir. En Allemagne, pensent-elles, la famille aurait de meilleures chances. Edwin Stier tente de les raisonner: «Attendez un peu. Ayez confiance en vous. Pensez aux enfants!»

L'impuissance l'agite. Il fait des allers-retours entre l'hôtel et le centre d'asile, constamment au téléphone. Il demande conseil à Caritas sur place. Finalement, il se retrouve dans le salon des jésuites de la capitale Zagreb, l'ordre s'occupant des réfugiés. C'est un tournant. Edwin Stier apprend qu'une petite communauté de réfugiés du Burundi vit dans un vieil hôtel de Zagreb. Les parents travaillent, les enfants vont à l'école. Leurs droits sont respectés. Eric, Olive et les enfants ne seront plus seuls.

Il s'assoit une dernière fois dans sa «citronnette» et se rend chez Eric, le père de famille. Il le supplie de rester en Croatie. Eric doit convaincre sa femme et sa fille. Le curé lui donne le contact des jésuites. Il sent que la famille est entre de bonnes mains. Le prêtre peut lâcher prise. Pour le moment. Fatigué, il se rend tout de même à la mer. «Dans un bon hôtel, je dormirai dix heures d'affilée», dit-il. Edwin Stier se consacre au livre qu'il attend avec autant d'impatience que d'autres un match de football: «Fratelli tutti», l'appel du pape François à la fraternité au-delà de toutes les frontières comme nouvel ordre mondial.

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