Dans le sillage de la haine en ligne
Comment Jonas et Lewin se sont retrouvés dans le sillage de l'extrême-droite

Un entretien avec deux jeunes de 15 ans permet de réaliser la vitesse à laquelle les ados peuvent tomber entre les mains des influenceurs et des propagandistes d'extrême droite sur internet. Qu'est-ce qui peut aider à lutter contre la menace de radicalisation?
Publié: 05.06.2024 à 08:26 heures
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Dernière mise à jour: 06.06.2024 à 08:18 heures
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Lisa Aeschlimann

Lorsque le Junge Tat, groupuscule d'extrême-droite suisse, perturbe une lecture de drag-queen à la Tanzhaus de Zurich à l'automne 2022, Jonas*, 15 ans, l'apprend par les médias. Il tape sur Google le nom du groupe, regarde ce qu'ils font... et se sent compris.

«Les hommes qui s'habillent en femme, je trouve ça inhumain, balance d'emblée Jonas. Nous avons été créés en tant qu'homme et femme, il n'y a rien entre les deux.» L'ado de 15 ans l'assure: il n'a rien contre les homosexuels, mais ce qui le dérange, c'est que «ceux-ci» en fassent une personnalité. Il ne comprend pas pourquoi on montre des drag-queens aux enfants. En d'autres termes, le «style de vie gauchiste» l'énerve.

Avec les mêmes arguments que la droite, le jeune parle des problèmes de surpopulation: «Après l'apprentissage, on ne peut plus se payer de logement.» Pour lui, seuls les partis de droite font quelque chose contre les drag-queens et les migrants.

Début mars, un adolescent de 15 ans a poignardé un juif à Zurich. Il s'était radicalisé plusieurs mois auparavant.
Photo: Leserreporter
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La haine des juifs et l'extrême droite omniprésents chez les jeunes

Rappelez-vous. Début mars, un adolescent de 15 ans a poignardé un juif à Zurich. Le jeune avait juré fidélité à l'État islamique et annoncé dans une vidéo vouloir tuer «autant de juifs que possible». Cet acte a déclenché un débat sur la radicalisation des jeunes et sur une prévention efficace. L'auteur avait déjà posté des vidéos de l'EI plusieurs mois avant l'acte et s'était visiblement isolé.

Les animations et maisons de quartier jouent un rôle important dans ce contexte. Elles vont à la rencontre des jeunes, établit une relation avec eux. Pour ses partisans, il est considéré comme une sorte de système d'alerte précoce en cas de tendance à la radicalisation. La haine des juifs n'est pas le seul thème abordé dans les centres de jeunes, les animateurs se préoccupent également de la fascination pour l'extrémisme de droite et les théories du complot.

L'invasion de l'Ukraine a «déjà ses raisons»

Jonas conçoit que le Junge Tat est critiqué, mais c'est en discutant avec un animateur de la jeunesse local qu'il apprend que ses membres sont condamnés pour discrimination raciale et surveillés par les services de renseignement. Lui et son ami du même âge, Lewin*, se rendent régulièrement au centre des jeunes d'une commune rurale de Zurich. Une rencontre avec les deux ados a été possible, car l'anonymat des noms et du lieu est respecté. 

Lewin se décrit comme prorusse. Selon lui, dans le «conflit» en Ukraine, beaucoup de choses sont dissimulées. «On dit toujours que l'invasion russe n'est pas légitime, mais elle a déjà ses raisons.» L'élargissement de l'OTAN à l'est par exemple. «L'Ukraine est vue comme une victime, mais ce qu'ils ont fait à Belgorod, on en parle?» Des combats militaires ont eu lieu à plusieurs reprises dans cette ville frontalière russe, le Kremlin accusant les Ukrainiens, mais les experts rendant les partisans russes responsables.

Tous deux s'informent principalement via Internet. Lewin suit la SRF et Blick, sur Telegram la chaîne nationale russe Russia Today, sur Youtube le célèbre blogueur militaire russe Alexander Sladkov. La chaîne de ce dernier a été supprimée parce qu'il avait enfreint les directives de la communauté. Sûrement parce que le correspondant fait de la propagande en tant que membre du ministère russe de la Défense. Lewin concède qu'il ne faut pas croire tout ce que l'on peut trouver sur Internet, c'est pourquoi il consulte plusieurs sources. Une chose que les deux hommes ne cessent de faire pendant l'entretien: Googler des termes ou des définitions.

Quelques clics suffisent pour tomber sur les sites de droite

Le problème: leur curiosité les amène rapidement aux canaux des propagandistes en ligne. Au cours de l'entretien, Jonas s'enthousiasme pour la chaîne Youtube «Ketzer der Neuzeit», dans laquelle le jeune Allemand Leonard Jäger s'insurge contre le gender, l'avortement, la vaccination Covid et la «folie LGBTQ».

Jonas trouve que les arguments de l'homme sont bons. Mais surtout, il aborde les problèmes de «manière amusante». Les vidéos sont professionnelles, drôles et en apparence inoffensives: une stratégie médiatique largement employée par les mouvements identitaires. Certains arguments que Jonas mentionne dans l'entretien sont une sorte de blueprint – une reproduction d'un plan – de la chaîne: il qualifie l'idée des garderies allemandes d'introduire des «espaces de masturbation» d'«espace pour les pédophiles».

La chaîne de Leonard Jäger, qui compte plus de 400'000 followers, s'adresse de manière ciblée aux jeunes. On y trouve également des théories du complot et des contenus de Reichsbürger, le mouvement des citoyens du Reich. Selon ses propres dires, une plainte a été déposée contre Leonard Jäger pour incitation à la haine.

La stratégie inoffensive des influenceurs de droite fonctionne aussi en Suisse: Jonas trouve le Junge Tat «tout à fait correct», le décrit comme un «groupe de jeunes qui fait des randonnées le dimanche» et organise des manifestations «pour que la Suisse redevienne la Suisse». Mais il n'y participe pas, car les 16 francs du train pour Zurich sont trop chers pour lui.

Vidéos violentes sur Reddit

Outre la propagande et l'incitation à la haine, les vidéos violentes en ligne ne sont souvent qu'à un clic. Tous deux ont vu des clips montrant des terroristes de l'EI en train de fabriquer des bombes, des personnes en mutilant d'autres à la tronçonneuse. Tout ça sur Telegram, Instagram ou Reddit. Lewin donne ses techniques, sinistre. «C'est assez simple. Dans les paramètres, il faut autoriser les contenus 18+. Personne ne contrôle ton âge. Et puis, dans la barre de recherche, il faut taper 'gore' pour violence. Tout le monde fait ça.»

Tous deux s'accordent à dire que la violence n'est pas légitime. Lewin dit qu'il n'a jamais participé à une bagarre et qu'il ne poignarderait jamais personne. Jonas non plus. «Je ne soutiens pas les personnes qui se montrent violentes envers des individus ouvertement homosexuels. Je n'ai rien besoin de faire, les autres montrent pour moi que leur comportement est énervant.»

L'homophobie se propage

L'animateur des deux jeunes confirme l'homophobie comme une attitude répandue chez les garçons de cet âge. Les jeunes hommes en particulier ressentent l'homosexualité comme une «menace inconnue». La peur de cet inconnu se transforme vite en colère et en haine. Et un climat politique de droite ainsi de que de nombreux proches avec une vision conservatrice font le reste.

Mais une nouveauté vient davantage cliver la société. Sur les réseaux sociaux, plusieurs «style de vie» stéréotypés prennent forme et se confrontent. Et les opinions divergentes disparaissent: «Les jeunes ont l'impression de devoir choisir leur camp», conclue l'animateur.

Tant chez Lewin que chez Jonas, beaucoup de choses se sont passées ces derniers temps. Après «beaucoup» d'entretiens et une position claire vis-à-vis de la violence et du racisme, leurs opinions sont aujourd'hui nettement plus nuancées et modérées qu'il y a six mois. Au début, Jonas s'était beaucoup enthousiasmé pour les idéologies du Junge Tat. Il y a quelque temps, un «Z» – le signe de ralliement du Kremlin dans la guerre en Ukraine – a été tagué sur le mur du centre de jeunes. Inimaginable aujourd'hui.

*Noms modifiés

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