Astuce tout à fait légale
La finance empoche chaque année plusieurs milliards venant des assurés

Chaque année, l'industrie financière encaisse des frais cachés de plusieurs milliards de la part des assurés. En gérant les actions et biens immobiliers, les prestataires de services financiers s'en mettraient plein les poches au passage. En toute légalité.
Publié: 05.02.2023 à 16:29 heures
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Dernière mise à jour: 05.02.2023 à 16:30 heures
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Danny Schlumpf

Le deuxième pilier vacille. Mais son assainissement divise les politiques. L’Union syndicale suisse (USS) a déjà annoncé le lancement d’un référendum contre la réforme de la prévoyance professionnelle. Des cotisations d’assurés supplémentaires de plusieurs milliards de francs et une baisse simultanée du taux de conversion ne sont pas acceptables, a tonné ce mercredi le président de l’USS Pierre-Yves Maillard dans les colonnes de Blick.

En effet, le débat sur la LPP tourne toujours autour d’un seul thème: à quel point les assurés devront-ils se serrer la ceinture? La question de l’industrie financière qui gère les 1200 milliards de francs des caisses de pension – et encaisse pour ce faire des frais plus que conséquents – est quant à elle systématiquement enrayée du paysage.

Pourtant, pas moins de trois milliards par an sont consacrés aux frais généraux d’administration, aux commissions de courtage, au conseil et à diverses prestations.

A cela s’ajoutent les frais de gestion de la fortune. Un nouveau rapport du Contrôle fédéral des finances (CDF) les chiffre à la modique somme de 5,1 milliards pour l’année 2020. Un montant tout de même conséquent, qui semble souvent oublié dans les débats publics sur le deuxième pilier.

Chaque année, plusieurs milliards vont dans les poches des caisses de pension.
Photo: DR

Tout droit dans les caisses de l’industrie financière

En effet: où va cet argent? La réponse coule de source: tout droit dans les caisses de l’industrie financière. Ces chiffres à neuf zéro serviraient à compenser les investissements de la fortune de prévoyance dans des titres, des biens immobiliers et d’autres placements.

Mais ces montants ne sont que l’arbre qui cache la forêt. Le véritable problème, c’est que ces chiffres atteignent des sommets encore beaucoup plus hauts que les 5,1 milliards par an annoncés. Or, ça, presque aucun assuré ne le sait. En cause: à chaque achat ou vente d’une action ou d’une maison, les prestataires de services financiers se mettent en poche une commission cachée qui n’apparaît dans aucune statistique.

Une belle différence entre chiffres officiels et réalité

Comment cela fonctionne-t-il? Prenons un exemple. La caisse de pension du canton de Soleure s’occupe de 19’500 assurés. Elle confie ainsi leurs avoirs de vieillesse à des entreprises financières comme la Banque cantonale d’Argovie et Credit Suisse, qui placent l’argent pour elle. Le fonds immobilier Sustainable Real Estate Investments Sicav investit aussi de l’argent pour la CP de Soleure – on compte près de 35 millions de francs investis en 2021. Officiellement, le fonds a facturé 330’000 francs cette année pour cette gestion. Il fait donc état de ces coûts et la CP de Soleure les rend transparents dans son rapport annuel.

Mais ce n’est que le sommet de l’iceberg. Car dans le règlement de placement du fonds, on peut lire: «Pour ses efforts lors de l’achat et de la vente de biens immobiliers, la Sicav débite le compartiment d’une indemnité de 2,5% maximum du prix d’achat ou de vente à partir de l’exercice 2021/22.»

Seulement voilà: les coûts concrets ne figurent ni dans le rapport annuel, ni dans le compte d’exploitation du fonds. Ils ne sont pas non plus indiqués à la CP de Soleure, comme le confirme le directeur Emmanuel Ullmann à Blick.

Montant resté caché

En 2021, ces 2,5% du fonds ont coûté environ 160’000 francs aux assurés de la CP de Soleure. Mais ce montant est resté caché. Car les coûts disparaissent dans le prix des maisons. C’est-à-dire que, par exemple, si le fonds achète une maison pour quatre millions de francs et facture pour cet immeuble une taxe de 2,5%, l’achat coûtera 4,1 millions aux assurés. Les quelque 100’000 francs de cette somme sont des frais. Or, ils sont noyés au milieu du reste du prix.

Environ un dixième de la fortune de la CP de Soleure se trouve dans le fonds Sicav. Mais les autres prestataires travaillent aussi avec des pourcentages. Quel est le montant total des frais cachés? «Nous sommes en train d’analyser les différents flux financiers», se borne à répondre le directeur Emmanuel Ullmann.

Outre la CP de Soleure, diverses autres institutions de prévoyance confient leur argent au fonds Sicav. En 2021, il a ainsi acquis des maisons pour une valeur de 63 millions de francs, comme il le révèle à Blick. Des indemnités d’un montant de 1,5 million de francs ont été versées à cet effet. Des frais qui n’apparaissent dans aucun rapport de gestion. Ils ne se montrent pas non plus dans les statistiques officielles des caisses de pension.

Un problème répandu

Le problème ne concerne-t-il que Sicav? Détrompez-vous: ce fonds n’est absolument pas un cas isolé. Nommons par exemple la fondation de placement Credit Suisse CSA Real Estate Switzerland Residential, qui facture des frais allant jusqu’à 1,5% pour l’achat et la vente de biens immobiliers.

En Suisse, il existe aujourd’hui près de 1400 institutions de prévoyance qui font gérer leur argent par l’industrie financière. La CP de Soleure est une caisse de pension de droit public. Et si une telle caisse génère des coûts cachés élevés, on peut légitimement se demander ce qu’il en est des grandes fondations collectives sous le contrôle des banques et des assurances.

«Certainement beaucoup plus»

On sait d’ores et déjà que ces chiffres se comptent en milliards. Les coûts de transaction cachés se situent entre 1 et 3%. Et si l’on tente de faire le calcul avec l’ensemble de la fortune de prévoyance, quel résultat obtient-on? Près de douze milliards de francs par an. «Et en réalité, c’est certainement beaucoup plus», ajoute un cadre d’une grande banque suisse.

Ajoutons à ce montant les frais de gestion de la fortune publiés. Nous arrivons à 17 milliards. Et avec les autres frais de gestion, plus de 20 milliards par an – et non pas les sept milliards communiqués officiellement. Et à la place des 1500 par an et par assuré, il faudrait plutôt avancer environ 4500 francs.

«Les coûts publiés sont déjà trop élevés, tonne la conseillère nationale socialiste Barbara Gysi. Mais il est d’autant plus scandaleux que des milliards de francs supplémentaires soient versés sous forme de frais cachés. Les assurés n’ont aucune chance de s’y opposer.»

Pour Barbara Gysi, ce système est un scandale.
Photo: keystone-sda.ch

«Un pur sentiment»

Mais Hanspeter Konrad, directeur de l’Asip, l’association des caisses de pension, n’est pas d’accord: les caisses de pension informent de manière transparente, assène-t-il. «Le fait que les coûts seraient encore trop élevés est un pur sentiment des détracteurs du système, charge-t-il. Qui va à contresens de l’observation objective des faits.» Il reprend: «Celui qui ne regarde que les coûts dans les caisses de pension rend un mauvais service aux assurés!»

Il faut quand même ajouter que ces frais cachés sont légaux. Il n’existe en effet aucune loi en Suisse obligeant l’industrie financière à divulguer ces montants. La grande ironie de l’histoire: la CP de Soleure saluerait une telle obligation. Interrogé à ce sujet, le directeur Emmanuel Ullmann ne rougit même pas en le confirmant.

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