Anne Emery-Torracinta, ministre socialiste sortante
«Avec sa politique à la française, Genève est le moins suisse des cantons»

La ministre genevoise de l'Instruction publique, Anne Emery-Torracinta, rend son tablier le 31 mai prochain, après une décennie à siéger au Conseil d'État. L'occasion de découvrir la femme derrière la politicienne: interview à bâtons rompus, autour d'un repas à Genève.
Publié: 27.05.2023 à 06:13 heures
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Dernière mise à jour: 27.05.2023 à 10:52 heures
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Daniella GorbunovaJournaliste Blick

Qui a dit que gauchisme rime avec végétarisme? Pas la ministre socialiste sortante Anne Emery-Torracinta, en tout cas. Celle qui fut à la tête du Département de l'instruction publique de Genève pendant toute une décennie tire sa révérence le 31 mai prochain. Blick en a profitré pour l'emmener manger un bout (et vider son sac) dans son restaurant préféré.

Rendez-vous au Carnivore, un midi en semaine. À deux pas de l’Hôtel-de-Ville — le fief des chefs du Canton. En bonne prof de profession, celle qui laisse sa place à la nouvelle élue PLR Anne Hiltpold est arrivée en avance. Je la retrouve assise à une table discrète, nichée dans un coin du bistrot.

Qui de plus sincère, en politique, qu'une élue qui se retire? Un bout d’enfance soixante-huitarde à Paris, la naissance d'une fille autiste, deux législatures où elle a bien failli perdre son (légendaire) sang-froid... Je commande un tartare, Madame la magistrate une entrecôte de bœuf. Elle nous raconte ses dix années passées à la table des décideurs, sans langue de bois.

Puisqu'elle rend son tablier, Blick a invité la ministre genevoise de l'Instruction publique au resto.
Photo: GABRIEL MONNET

Nous sommes ici parce que vous prenez votre retraite. Mais revenons un peu aux origines: père journaliste, mère auteure et politicienne… Devenir ministre, c'était du tout cuit pour vous, non?
Je n'irais pas jusque là. Mais j’ai toujours baigné dans un milieu où la politique et l’actualité étaient importantes, oui. Un période qui m’a particulièrement marquée, par exemple, c’est lorsque mon père a été envoyé comme correspondant à Paris pour la «Tribune de Genève». Nous y étions pendant Mai 68, j’avais 9 ans et demi, et c’était complètement fou. Nous habitions dans le quartier Latin et, pour briser les mouvements de grèves, le gouvernement avait fermé les écoles durant plusieurs semaines. D’un coup, quasi tous les enfants se sont retrouvés en vacances forcées.

Vous en avez profité pour aller jeter des briques sur les flics avec la jeunesse parisienne, ou vous étiez trop jeune pour ça?
Avec ma copine de classe française, nous nous baladions plutôt dans les rues en demandant aux gens s’ils étaient pour Charles de Gaulle ou pour les étudiants. Le frère de cette copine, en revanche, nous racontait qu’il était dans les comités d’action lycéens, alors qu’il n’avait que 11 ans! Et nous étions très jalouses de lui, je dois avouer (rires).

Donc il y a bien une fibre révolutionnaire, quelque part, chez la femme de pouvoir bien rangée que semblez être aujourd'hui?
Je ne dirais pas révolutionnaire. Mais j’ai toujours pensé qu’il est important d’agir pour essayer de changer le monde, si ce n’est en grand, au moins en petit, à son échelle. En tout cas, j’ai été active et engagée dès mon adolescence. Enfant, j’avais été bouleversée par les images de la famine au Biafra, une région du Nigéria. Ce fut la première famine «télévisée» de l’histoire, et ces images m’ont marquée à vie. Ce n’est donc pas un hasard si, lorsque j’étais au collège à Genève, j’ai participé à créer un groupe d’action qui militait pour l’aide aux pays du Sud.

Jeune militante, vous avez ensuite choisi la voie de l’enseignement, puis de la politique institutionnelle. Vous vous êtes assagie, avec l’âge?
En réalité, je suis restée simple militante — si j’ose dire — pendant assez longtemps. J’ai eu des enfants tôt, même pour l’époque (rires). Trois en tout. Ma première fille est née alors que je n’avais même pas 24 ans. Et elle est venue au monde avec un handicap… Aller faire de la politique au niveau cantonal avec trois jeunes enfants, ce n’était pas envisageable. J’ai donc d’abord été active dans l’associatif, notamment dans ma commune. Je n’ai vraiment commencé la politique au niveau cantonal que lorsque ma fille a quitté la maison pour aller dans une institution spécialisée, peu avant ses 20 ans. C’était en 2002.

On voit arriver le serveur. Il nous interpelle: «Je mets l'entrecôte avec la sauce moutarde, ou la sauce poivre vert?» Mon interlocutrice est plutôt moutarde. Quelques instants plus tard, il revient avec les plats. On était sur le militantisme, en guise d'entrée. On remet le couvert.

Et ça a vite marché pour vous, non?
On peut dire ça. J’ai été élue pour la première fois au parlement en 2005.

Si votre mari était davantage investi dans la vie domestique, vous vous seriez lancée en politique plus rapidement?
Je ne crois pas. Mon mari était aussi enseignant, puis directeur d’école. Il s’est pas mal investi avec les enfants, avant d’être directeur. Il les gardait au moins un des deux jours par semaine où j’enseignais. Et, de toute façon, je n’avais pas envie de travailler à plein-temps à ce moment-là. Je voulais aussi pouvoir profiter du plaisir de m’occuper de mes enfants, et les voir grandir.

Photo: GABRIEL MONNET

Un ou deux jours par semaine, ce n'est pas énorme...
Lorsque j’ai été élue à la tête du Département de l’instruction publique (DIP), en revanche, il a décidé de quitter son poste de directeur d'école pour me permettre d’assumer mon mandat — un poste qu’il aimait beaucoup, pourtant. Pour l’anecdote, le soir de ma première élection, il m’avait dit, en rentrant à la maison: «Tu fais ce que tu veux, mais tu ne prends pas le DIP, s'il te plaît!» Et, de base, je n’en voulais pas, justement à cause du conflit d’intérêts vis-à-vis du poste de mon mari. Je visais plutôt la Cohésion sociale. Au final, mon mari a pris une retraite anticipée pour moi. À noter que je ne connais pas beaucoup d’hommes qui sacrifient leur carrière pour leur femme. Et, depuis que je suis conseillère d'État, c’est lui qui s’occupe des courses, de la maison, et de notre fille handicapée.

En vous asseyant dans le siège de ministre, vous êtes devenue une autre personne?
Je ne crois pas. Mais au gouvernement, on travaille différemment — dans la collégialité. On doit trouver des majorités, consulter. Cela n’a rien à voir avec le fonctionnement du Grand Conseil. D'autant plus que la relation que la relation que le parlement et le gouvernement entretiennent est parfois compliquée — surtout à Genève.

Pourquoi à Genève plus qu’ailleurs?
Dans son fonctionnement politique, Genève est sans doute le moins suisse des cantons. Le système helvétique est conçu pour fonctionner sur les principes de consensus et de compromis. Alors qu'à Genève, on a comme une classe politique à la française. Car nous sommes plutôt dans une dynamique de majorités et d’oppositions. Il y a des rapports de force avant tout. Et c’est bien une genevoiserie: je le constate quand j’échange avec des politiques d’autres cantons. Ils nous regardent souvent avec des gros yeux…

Vous entendez quoi, par «rapport de force»?
Chez nous, tout devient conflictuel, entre la gauche et la droite. Cela s’est encore exacerbé avec les députés du PLR, après l'«affaire» Maudet. Parfois, j'avais l'impression qu'ils s'opposaient à des projets consensuels et sensés juste pour se sentir exister. Et ce ne sont pas les seuls. Conséquence: les dossiers avancent moins bien qu’ailleurs, et chaque projet de budget devient un psychodrame... Alors que, paradoxalement, nous sommes sur l’un des territoires les plus riches et les plus paisibles du monde.

Lors de votre premier round au Conseil d'État, vous étiez la seule femme et la seule socialiste du gouvernement. Vous avez dû jouer des coudes, pour vous faire entendre?
Non, et je n’ai jamais eu le sentiment d’être la personne que l’on écrase au Conseil d’État! Cela dit, je reste convaincue qu'on exige beaucoup plus des femmes, en politique. Et j'ai l'impression qu'une femme qui sait prendre des décisions est vite qualifiée d'autoritaire — alors que c'est moins vrai pour les hommes.

Photo: GABRIEL MONNET

Concrètement, ça fait quoi, d'être constamment en minorité?
En tant que socialiste à Genève, j'avais déjà l'habitude (rires). On comprend vite qu'on est dans le camp des perdants. Cela dit, au Conseil d’État, nous travaillons toujours en cherchant le consensus. Je l’ai dit: ce qui m’a le plus marquée, une fois arrivée au gouvernement, ce sont plutôt les rapports de force avec le parlement. Souvent gratuitement conflictuels. Plus que jouer des coudes, j’ai dû apprendre la patience. Et la résilience.

Mais, même minoritaire, vous avez eu beaucoup de pouvoir pendant dix ans.
Vu de l’extérieur, beaucoup de gens pensent que lorsqu’on est conseillère ou conseiller d’État, on a un grand pouvoir. C’est faux. Bien sûr, nous avons la possibilité d’orienter les choses et de lancer des projets. Mais le système suisse — même à Genève — est tellement fondé sur le compromis et la consultation que nous n'avons que peu de marge de manœuvre, à titre individuel, en réalité. Et la difficulté à obtenir des budgets pour de nouveaux projets limite fortement les possibilités d’action.

Vous passez le témoin à 64 ans, pile à l’âge de la retraite. Alors que d’autres continuent, parfois longtemps après.
À mon avis, une décennie à ce type de poste, ça suffit (rires). Être ministre, c’est usant. On doit faire face à des attaques en permanence… Il faut se construire une carapace.

C'est-à-dire?
Il faut à la fois accepter les critiques, lorsqu’on se trompe. Et être capable de ne pas les prendre personnellement. Sinon, on s’autodétruit, tout simplement. Il faut être solide, pour ce poste. Pour prendre un exemple: je subis, depuis un an et demi environ, de virulentes attaques à la suite de l'affaire des maltraitances sur les enfants autistes dans le foyer de Mancy. Et ces attaques personnelles sont parfois d’une violence verbale extrême. Surtout lorsqu'on a soi-même un enfant autiste...

Photo: GABRIEL MONNET

Au milieu du repas, le photographe Gabriel Monnet débarque pour tirer le portrait à la ministre sortante. Après quelques images d'ambiance, on sort pour l'immortaliser devant les bâtiments où elle a passé près d'une décennie. Tant pis si les plats refroidissent un peu: et ils ont, de fait, refroidi. Lorsqu'on revient, le serveur lance: «Vous voulez que je réchauffe la viande, Madame?» Elle décline: «Ça risque de l'assécher.» Je n'ai pas ce problème avec mon tartare. On se rassied.

En résumé, le pouvoir, ça use. Vous en avez eu assez.
Non, mais je crois qu’il est sain de limiter les mandats comme l’a fixé le PS. Si je devais refaire un nouveau mandat, je vous dirais, dans cinq ans, qu’il y a encore des dossiers à terminer. On n’a jamais fini, en réalité, car le monde change constamment. Il faut savoir passer la main. Le renouvellement est nécessaire en politique. Et je me réjouis de passer plus de temps avec ma famille!

On s'en doutait avant les élections, et c'est confirmé: après quatre législatures à gauche, votre département a désormais viré à droite. Ça vous inquiète?
Non, au contraire, je pense sincèrement que c'est très bien! La force de la démocratie, c'est l'alternance et le changement. Cela fait vingt ans que les socialistes dirigent l'Instruction publique à Genève. Il est temps de laisser la place à une magistrate issue d’un parti (ndlr: le PLR) qui n’a cessé de s’opposer à la politique que j’ai menée. Et qui, presque systématiquement, refusait les budgets de mon département. En matière d’école, j’ai souvent entendu des «y'a qu'à, faut qu'on». C’est bien que la droite, majoritaire tant au gouvernement qu’au parlement, se frotte à la réalité. C'est moins simple que certains l’imaginent.

C'est un repas de midi. Du coup, on est d'accord, pas de dessert ni de vin, au risque de finir dans les choux pour le reste de la journée. Notre entretien d'achève sur un café.

Allez, on termine sur une question un peu bateau mais importante: ce serait quoi, votre plus grand accomplissement, après ces dix années à la tête de l'Instruction publique?
Le fait d'avoir réussi à augmenter le nombre de certifications à Genève. Le but — fixé par la Confédération — est d'avoir au moins 95% des jeunes de plus de 25 ans en possession d'un diplôme du niveau secondaire II, quel qu'il soit. En général, les grands cantons peinent à atteindre ce chiffre. En 2015, Genève était le plus mauvais élève de tout le pays, avec 83,4% de certifiés. Aujourd'hui, nous sommes le deuxième meilleur canton romand, après le Valais, avec 87,9%. Grâce à l’engagement de toutes les collaboratrices et tous les collaborateurs du Département.

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