Pascal Wagner-Egger
Que faire contre le complotisme?

Deux fois par mois, Pascal Wagner-Egger, enseignant à l'Université de Fribourg, nous éclaire sur les théories du complot. Ce mois-ci, l'expert s'intéresse aux solutions pour enrayer le développement de théories complotistes .
Publié: 23.10.2022 à 12:36 heures
Pascal Wagner-Egger

Dans mes précédentes chroniques, j’ai recensé les dangers et les dérives de la pensée complotiste, telles qu’identifiées par les recherches sur le sujet. J’ai également évoqué les trois grandes familles de causes du succès actuel du complotisme (causes sociopolitiques, psychologiques et communicationnelles), ce qui nous amène logiquement à la question des mesures possibles pour tenter d’enrayer ce phénomène pour le moins inquiétant.

Même si encore heureusement minoritaire en Europe, on voit aux États-Unis ce que peut provoquer une quasi-majorité: rien de moins que la mise en réel danger de la démocratie.

Les remèdes au niveau sociopolitique

Comme les causes du complotisme se situent à trois niveaux, les solutions possibles se situent également à ces trois niveaux. Les recherches scientifiques — j’insiste, ce n’est pas ce que me dicterait une idéologie politique — montrent que l’anomie (sentiment de perte de confiance dans les autorités, perte de contrôle sur le déroulement de son existence, etc.) et les inégalités sociales sont fortement liées au complotisme.

Les solutions contre les théories du complot sont de trois natures: sociopolitiques, psychologiques et communicationnelles.
Photo: imago images/Müller-Stauffenberg

Agir sur les inégalités sociales

Plusieurs recherches indiquent que plus le coefficient GINI des pays est élevé (différence entre les plus hauts et les plus bas salaires), et plus le complotisme l’est aussi. On peut d’ailleurs situer l’origine de ces phénomènes de relative perte de confiance, d’une partie de la population au moins, aux années 1970, à l’époque des débuts la mondialisation néolibérale triomphante, qui a précisément et de façon compréhensible provoqué le début de la «montée des extrêmes» politiques, en Europe et dans le monde.

Cette évolution inquiétante est actuellement très visible, et liée au complotisme vu que les recherches montrent que les extrêmes politiques (et notamment l’extrême droite) font preuve d’un complotisme plus fort que le reste de la population.

De la sorte, on peut imaginer qu’une diminution des inégalités sociales, qui sont en augmentation dans la plupart des pays comme en France, encore plus après la pandémie, serait à même de lutter contre ce phénomène de sentiment d’abandon d’une partie de la population, qui se traduit par une attitude de rejet des institutions (complotisme), des personnes étrangères (racisme), et par un attrait pour les dirigeants populistes.

D’autres mesures politiques, comme les assemblées citoyennes tentées dans le domaine de la lutte contre le réchauffement climatique, ou la démocratie directe comme en Suisse (droits d’initiative et référendum), pourront tenter de restaurer une part de la confiance minimale dans les institutions qui est à la base de la démocratie. Même s’il est vrai que nous avons observé en Suisse un mouvement complotiste au moins aussi actif que dans des pays où la démocratie est moins directe comme en France, l’enthousiasme des coronasceptiques a tout de même été quelque peu douché par les deux votations qui ont en l’espace de six mois confirmé que la majorité de la population suivait les mesures gouvernementales; l’argument de la dictature sanitaire a pu être ainsi écarté…

L’indépendance des contre-pouvoirs

Les contre-pouvoirs permettant de lutter contre les éventuels abus de grandes entreprises ou de politiciens et politiciennes font bien sûr partie des solutions déjà existantes dans ce domaine, avec les médias, la politique, la justice et la science qui devraient rester indépendants des grands intérêts financiers et des lobbys.

Il est évident que les scandales avérés, conflits d’intérêts, et autres fraudes, même rares, nourrissent les soupçons non vérifiés tous azimuts de complots, dans les esprits les plus méfiants. Toutefois, on connaît le paradoxe de la transparence, qui veut que le fait de publiciser les «affaires» aille par un effet de contre-feu faire penser à une partie de la population que la fraude est générale1. Mais il est impossible moralement de choisir l’option de ne pas faire le plus de contrôles possibles, et de plus le paradoxe de la transparence pourra être amoindri par la moralisation de la politique et de l’économie que de telles mesures vont encourager.

Établir des moratoires délimités dans le temps

Une autre piste dans le domaine technologique serait l’établissement de moratoires bien délimités dans le temps, effectués par des scientifiques indépendants, à propos de certaines innovations technologiques qui peuvent instiller le doute dans la population, parfois à raison. En effet, l’anxiété, notamment sociale, est l’un des corrélats des croyances conspirationnistes. D’une part, le progrès technologique s’accélère, et d’autre part, ses effets sont de plus en plus puissants, comme on peut aisément le voir avec le nucléaire ou le réchauffement climatique.

Ainsi, dans ce domaine, un équilibre devrait certainement être trouvé avec des moratoires qui permettent de commanditer des recherches scientifiques indépendantes, mais délimités dans le temps, du fait que l’absence totale de risques ne peut jamais être démontrée.

Les remèdes au niveau psychologique

Il est bien entendu plus facile de tester scientifiquement l’effet de certaines parades au complotisme au niveau des individus, plutôt que celui de la société dans son ensemble.

Coup de pouce cognitif

Des stratégies d'«inoculation cognitive», ont été testées par les psychologues sociaux! Si ces termes vont sans doute en inquiéter plus d’un (et encore plus les personnes anti-vaccins), précisons tout de suite qu’il s’agit seulement de donner des informations au préalable — le soi-disant «vaccin» — et donc pas d’un lavage de cerveau ou de l’injection de sérums du ministère de la Vérité!

Ces messages viseront à diminuer l’adhésion ultérieure à des contenus de désinformation. On peut activer chez les gens la motivation à résister à l’influence d’une manipulation extérieure, ou apporter un contenu spécifique d’informations qui permettront aux individus de résister à la désinformation. Un certain nombre de recherches ont montré que ces messages d’avertissement ont bel et bien l’effet de diminuer l’attrait pour certaines fausses croyances attractives, comme les fake news ou les théories du complot.

Démonter les croyances

Selon d’autres recherches scientifiques, le «déboulonnage» (debunking en anglais) qui consiste à démontrer qu’une fake news ou une théorie du complot est fausse a également pour effet de diminuer les croyances, tout comme ridiculiser les défauts de ces fausses croyances — par exemple, montrer qu’avec des coïncidences, on peut croire à tout et n’importe quoi.

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Éduquer à l’esprit critique

L’éducation à l’esprit critique (dispositions et vertus épistémiques comme la curiosité, l’humilité épistémique, la sensibilisation aux biais cognitifs et sociaux, ou autres sophismes rhétoriques à éviter) est une parade évidente à la désinformation, pouvant servir d’inoculation contre la manipulation et le populisme.

Une étude a d’ailleurs montré, au grand dam des complotistes qui se croient plus sceptiques que les autres, que ceux-ci avaient moins d’esprit critique que les moins complotistes…

Les remèdes au niveau communicationnel

Le spécialiste de la désinformation Lewandowsky et ses collègues ont établi une liste de mesures pouvant être prises pour lutter contre la désinformation au niveau d’Internet:

  • créer des ONG proposant un système de jugement du niveau d’information pour chaque site Internet (comme cela se fait de plus en plus pour les qualités nutrionnelles des aliments ou la consommatino d’énergie),
  • élaborer des chartes de «bonne conduite journalistique» dans les médias et pour les blogueurs,
  • désigner des médiateurs ou éditeurs dans les médias chargés de débusquer les fake news,
  • initiation aux médias, notamment en ligne,
  • informations concernant la désinformation par les «trolls» et les bulles de filtrage (bulles informationnels dans lesquelles on peut s’enfermer),
  • faire davantage entendre les voix des scientifiques, utiliser des algorithmes de vérification des faits (fact‐checking),
  • finalement, poser quelques questions simples sur le contenu d’un article avant de pouvoir le partager sur les réseaux sociaux (cela diminue drastiquement le nombre de partages de la part des internautes n’ayant pas répondu correctement).

Les grandes plateformes d’Internet ont d’ailleurs commencé à réguler leur contenu, ce qui est sans doute une bonne chose. Ce n’est pas la censure dénoncée par les extrêmes politiques, puisque ces contenus peuvent être trouvés ailleurs sur la toile, mais cela revient à retirer les excès d’audience que ces informations sucitent (nous sommes attiré·es plus que de raison par les nouvelles étonnantes ou suscitant l’indignation).

Il y a quelques années sur Youtube, le visionnage d’une vidéo conspirationniste entraînait l’algorithme à vous proposer des dizaines voire centaines de vidéos du même genre, alors qu’actuellement on en trouve plus difficilement quelques-unes!

Que faire lors d’un débat avec des personnes complotistes?

La dernière question qui va nous occuper est que faire lorsque des propos complotistes perturbent une réunion de famille ou d’amis? Plusieurs solutions s’offrent à nous.

Premièrement, si la conversation est calme et que les tenants de ces théories ne sont pas catégoriques mais se posent des questions parfois légitimes, il est possible de rappeler d’abord la différence entre vrais complots et croyances aux théories du complot, dont les méthodes sont diamétralement opposées («science» du complot versus «religion du complot», enquêtes professionnelles à la recherche de preuves directes de complot validées par un tribunal versus accusations de complot sans preuves suffisantes, coïncidences, données erratiques, sites alternatifs). Pour illustrer ce point, il est bon de rappeler qu’uncun complotiste n’a jamais découvert un vrai complot, comme le faisait remarquer mon collègue Sebastian Dieguez dans son livre «Total Bullshit! Au cœur de la post-vérité» (PUF) en 2018!

Ensuite, il peut bien sûr être utile de connaître les sites de debunking qui, par exemple, donnent des arguments contre la théorie du complot des attentats du 11 septembre à New York. Mais si vous ne les connaissez pas, et/ou n’avez pas des heures à y consacrer, une stratégie très simple peut être mise en place.

Paradoxalement, les complotistes s’intéressent bien plus à la version officielle des événements qu’à leurs théories du complot. Ainsi, en allant inspecter de manière critique ces théories, on remarquera bien vite leur caractère peu plausible. Par exemple, concernant précisément le complot du 11 septembre, on se rend compte bien vite qu’un complot d’une telle ampleur, impliquant tant de personnes dans tous les services de l’État (armée, police, services secrets, politicien, aviation, pompiers, etc.), ne pourrait pas rester longtemps secret… Le mathématicien Grimes a ainsi calculé sur la base des complots prouvés, selon le nombre de personnes impliquées et le temps qu’il a fallu pour qu’ils soient portés au grand jour, que pour tenir un secret pendant dix ans, il ne faudrait qu’environ 600 personnes impliquées dans le complot!

Une autre question qui rend peu plausibles beaucoup de complots imaginés est la question du mobile. Le même complot du 11 septembre a bien peu de raison d’être: pourquoi les États‐Unis, qui auraient tenté une action aussi risquée — passible sans doute de peine de mort ou de prison pendant plusieurs vies pour ses responsables —, n’ont-ils pas accusé directement Saddam Hussein pour envahir l’Irak? (Quand ils ont voulu le faire quelques années plus tard, ils ont dû inventer l’histoire des armes de destruction massive), et pourquoi ont-ils accusé leurs alliés dans la région, les Saoudiens, comme l’a relevé Chomsky, qu’on ne peut accuser de complaisance envers la politique étasunienne? Pourquoi les États‐Unis ont-ils envahi l’Afghanistan, un pays sans aucune richesse dans lequel ils ont perdu plus de 2000 soldats, pour un coût qui avoisine le million de milliards de dollars? Si le 11 septembre est un complot, c’est certainement comme le jugeait Chomsky — pourtant lui-même accusé de conspirationnisme avec sa vision simpliste des médias manipulateurs — le plus stupide, inutile et cynique de l’histoire…

On peut également évoquer les principes rationnels mettant en garde contre les théories du complot: celles-ci étant des accusations graves, on doit exiger de leur part d’un point de vue juridique un fardeau de la preuve à la mesure de l’accusation, des preuves fortes et indiscutables, contre la présomption d’innocence de base. D’un point de vue scientifique également, les théories du complot étant plus complexes et moins probables en général que les versions officielles, le rasoir d’Ockham et le fardeau de la preuve du raisonnement scientifique doivent aussi s’appliquer. Par exemple, concernant l’origine du Covid-19, l’origine du laboratoire doit recueillir de fortes preuves, davantage que l’origine animale.

Si votre interlocuteur vous demande quelles preuves vous avez de la version officielle que vous pensez plus plausible, répondez que cette manœuvre est ce qu’on appelle «l’inversion du fardeau de la preuve», une tactique rhétorique fallacieuse: ce n’est pas à leurs adversaires de prouver leurs hypothèses plus simples et moins accusatrices, mais bel et bien aux complotistes de démontrer leurs allégations. On ne peut en effet jamais prouver l’absence de quelque chose, y compris un complot, par contre, il est possible d’en prouver l’existence!

Une façon d’aérer un peu les méninges de certains complotistes est de leur démontrer la manipulation aisée des théories du complot. On peut leur proposer de voir le documentaire «Opération Lune», qui est un canular très bien réalisé qui convainc tout spectateur non averti que les images de la mission Apollo XI ont été truquées.

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On peut sensibiliser les jeunes au complotisme en leur demandant de créer une fausse vidéo conspirationniste, sur la base de vidéos qu’on peut leur montrer (en en soulignant bien sûr les limites et erreurs). Cela a par exemple été fait en France par des élèves qui ont repris la plupart des ingrédients utilisés habituellement dans ces vidéos (introduction historique, mélange de faits inventés, non vérifiés avec quelques faits véridiques, musique inquiétante, etc.).

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Pour les individus les plus radicalisés dans la mentalité conspirationniste, la seule façon de pouvoir encore aborder le sujet sans conflits n’est plus la confrontation des arguments, laquelle va entraîner une radicalisation encore plus marquée par la rupture sociale, mais une forme de dialogue socratique moderne qui va tenter d’interroger la personne elle-même, en essayant d’éviter le plus possible tout jugement négatif, sur la façon dont elle construit ses certitudes. C’est ce que l’on appelle l’entretien épistémique.

Selon l’auteur à succès Yuval Harari, la désinformation sera l’un des défis du XXIème siècle, et depuis les élections étasuniennes de 2016 et la pandémie de 2020-2022, on ne peut malheureusement pour le moment pas lui donner tort: le combat ne fait que commencer…

1. Gérald Bronner, «La démocratie des crédules»

Les références citées dans cet article peuvent être trouvées en suivant ce lien.

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