La chronique de Quentin Mouron
Les politiques suisses contre la liberté de la presse

Pour notre chroniqueur Quentin Mouron, les politiques suisses ne sont guère à l'aise avec la liberté de la presse et peuvent se montrer particulièrement tenaces avec ceux-ci.
Publié: 21.08.2023 à 14:18 heures
Quentin Mouron

Tout rédacteur en chef le sait: les politiques suisses ne sont guère à l’aise avec la liberté de la presse. Quand il s’agit d’un article compromettant sur un parti rival, ils applaudissent des deux mains et tressent amoureusement les lauriers de la démocratie. Mais quand un article ou une chronique se montre critique de leur propre parti ou, pire, de leur précieuse personne, voire de leur bilan politique, alors gare, le ton change: la lyre devient un glaive, le ciel s’obscurcit et se charge de foudre.

«Je ne connais pas plus chieur qu’un politicien suisse, surtout s’il est au PS» me confiait l’autre jour un ami journaliste qui, alors qu’il était samedi soir – les socialistes ne picolent-ils pas comme tout le monde le samedi soir? – s’efforçait d’expliquer pour la troisième fois à son interlocuteur téléphonique que, dans un pays démocratique, on ne pouvait pas faire interdire un article au motif qu’il ne nous convenait pas, et que toute critique, même un peu vive, ne saurait être automatiquement qualifiée d’atteinte à l’honneur ou de diffamation, et non, on ne changera pas le titre pour vous, vous avez déjà relu l’article, vous ne travaillez pas pour la rédaction, il est samedi soir bordel de m…, oui oui, vous en parlerez à mon supérieur, oui, oui, vous écrirez dans toutes les langues au directeur général qui est votre ami, en attendant mon rosé se réchauffe, oui, oui, bien cordialement, vive la démocratie!

Les trois catégories de chieurs

Il y a trois catégories de chieurs. Premièrement, les légalomanes, qui en appellent à la loi même quand celle-ci ne peut rien pour eux, même quand elle leur est contraire, mais une lettre d’avocat, voyez-vous, cela fait toujours son effet, et il faut qu’un autre avocat y réponde, cela fait de la paperasse, prend du temps, engendre des frais: la loi devient non plus l’outil de la justice, mais une puissante arme d’intimidation au service d’ambitions privées.

Pour notre chroniqueur Quentin Mouron, les politiques suisses ne sont guère à l'aise avec la liberté de la presse.

Cela est surtout le fait de jeunes politiciens, soit qu’ils croient eux-mêmes à l’angélique nitescence de leur personne, forcément sacrée, soit qu’ils estiment que la loi a été créée spécialement pour protéger leurs tripotages et leurs magouilles, quand ce n’est pas leur bilan calamiteux.

Deuxièmement, les graphomanes, qui écrivent compulsivement des lettres et des courriels courroucés, dont l’ambition est parfois pédagogique, sans doute, monsieur le rédacteur en chef, votre journaliste est-il encore inexpérimenté, plus tard il apprendra que, un jour il comprendra que, mais qui peut aussi prendre la coloration de la menace à peine voilée, je me demande comment un journal aussi respectable que le vôtre peut encore accepter que, je ne prétends pas avoir un droit de regard sur l’organigramme de votre titre, cependant…, vous pensez bien que je ne compte pas en rester là, il est de mon devoir de…, etc.

Cette catégorie dépasse parfois la stricte limite des politiques et s’étend à leurs conseillers en communication, ou porte-paroles: ex-journalistes bilieux, parfois alcooliques, qui confondent si souvent leur rancœur imbibée avec l’étendard de la justice et l’exigence du travail bien fait.

Troisièmement, les fascistes intégraux, qui ignorent jusqu’à l’existence de l’indépendance et de la liberté de la presse, qui vous appelle sur votre téléphone privé le dimanche matin et, comme s’ils parlaient à leur secrétaire, vous dicte le plus tranquillement du monde les modifications que, pensent-ils, vous devez apporter à votre article, vous me changerez ce titre, hein, cela ne va pas, et vous enlèverez cette citation, vous pensez bien que j’ai dit cela dans un mouvement d’humeur, cela n’est pas représentatif, etc. Ils ajoutent parfois des émojis, pour faire jeunes et branchés. Ceux-là se recrutent particulièrement chez les présidents de parti ainsi que chez les conseillers d’état, surtout si ce sont des hommes et qu’ils ont la bonne fortune de bander encore.

La relecture, cette survivance des sociétés féodales

Certes, me direz-vous, vous êtes écrivain, et les artistes sont parfois de sacrés emmerdeurs. Je n’en disconviens pas, même j’applaudis des deux mains, mais il faut être juste: ils s’en tiennent généralement à quelques remarques acerbes, à quelques considérations vagues sur l’effondrement de la culture, ou à un chantage au suicide abstrait; s’ils sont conceptuels et très subventionnés, il arrive qu’ils écrivent des lettres ouvertes pleins de mots en anglais et de points médians, mais cela reste rare.

En outre, ils demandent rarement à relire les articles avant publication, ce qui est une survivance des sociétés féodales, la censure royale à la portée des petits-bourgeois (comme l’amour est, pour Céline, «l’infini à la portée des caniches»). Enfin, ils n’ont pas le moyen de se payer d’onéreux avocats dont la seule fonction est de rédiger des lettres sèches et intimidantes, le plus souvent sans le moindre soubassement légal. 

À une époque houleuse de resserrements des budgets, de rachats des titres par de grands groupes et de chantages à la redevance (soyez coulants, ou l’on vous coulera), orienter sa navigation sur l’étoile de la liberté de la presse et de la démocratie est souvent périlleux. Les rédacteurs en chef barrent comme ils le peuvent dans la tempête; ils affrontent les bourrasques de la mauvaise humeur. Mais il arrive que leur esquif prenne l’eau, comme quand, il y a quelques années, la rédactrice en chef de La Région avait été remerciée, officiellement pour des divergences de vue avec la direction, officieusement pour avoir déplu à l’ancien syndic et à une poignée d’actionnaires, et en plus c’est une bonne femme vous comprenez.

Souhaitons que l’éclaircie démocratique revienne, que la mer rentre dans son lit. Et gardons pour les tempétueux politiciens dont il est question dans cette chronique le beau mot de Pasolini à l’endroit des amants cruels: «Ils avaient la stupidité du destin, qui ne donne jamais que des coups aveugles.»

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