Stupéfaction internationale
Le pape François pense-t-il vraiment que Poutine a gagné en Ukraine?

Les propos du pape François sur la nécessité pour l'Ukraine de hisser le drapeau blanc ont stupéfié la presse internationale. L'entretien du souverain pontife avait été accordé à la télévision suisse italienne RSI.
Publié: 11.03.2024 à 19:10 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

C’est un scoop mondial que la Télévision suisse italienne a obtenu en interviewant le pape François sur la guerre en Ukraine. Diffusés le 9 mars, les premiers extraits de cet entretien réalisé au Vatican ont secoué la planète entière, et en particulier les gouvernements Occidentaux engagés aux côtés de Kiev. L’intégralité de l’entretien sera retransmise le 20 mars.

«Négocier est un mot courageux. Quand vous voyez que vous êtes vaincu, que les choses ne marchent pas, ayez le courage de négocier» a déclaré le chef de l’Église catholique, forte de 1,3 milliard de fidèles à travers le monde, dont le plus grand nombre dans les pays du sud. Sa phrase d'après a été encore plus forte, et a été interprétée comme un coup de poignard par l’Ukraine, dont la population est majoritairement chrétienne orthodoxe: «Je crois que les plus forts sont ceux qui voient la situation, pensent aux gens et ont le courage de hisser le drapeau blanc et de négocier.»


Résultat: une colère très peu diplomatique de Kiev et de son président Volodymyr Zelensky, qui avait été reçu par le pape au Vatican en mai 2023. Entendre l’une des plus grandes voix spirituelles de la planète plaider pour une négociation avec Vladimir Poutine est juste insupportable à Kiev. Et pas seulement pour les autorités.

Sur son compte Facebook, le journaliste Mykhaïlo Tkatch a vertement critiqué le pape: «Il est évident qu’une personne de premier plan comme le pape ne peut pas appeler l’Occident à livrer à l’Ukraine des armes en quantités suffisantes pour empêcher que des Ukrainiens ne périssent. Mais rien n’empêche des dignitaires de si haut rang de lancer un appel aux criminels plutôt qu’à ceux qui se font massacrer.» A Moscou, le porte-parole du Kremlin Dmitri Peskov a en revanche embrayé, estimant que les commentaires pontificaux controversés sur la guerre en Ukraine ne sont pas un appel à la capitulation, mais plutôt un appel à la négociation.

Le 13 mai 2023, le pape François avait reçu Volodymyr Zelensky au Vatican.
Photo: DUKAS
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«François a eu tort»

N'empêche: la plupart des médias occidentaux sont ébranlés par ce pas en direction du Kremlin, à quelques jours de l’élection présidentielle russe du 17 mars, que Poutine est assuré de remporter haut la main. Le magazine britannique «The Spectator» a riposté immédiatement, dans un pays connu pour son soutien de la première heure à Kiev, après l’agression russe du 24 février 2022. 

«François a eu tort de suggérer qu’il incombait aux Ukrainiens de renoncer à défendre leur pays, et non au Kremlin de faire cesser son agression, écrit son éditorialiste. Il faut louer les pacifistes. Mais dans le cas présent, le pape François ne s’est pas adressé à la bonne partie. C’est Poutine qui peut mettre fin à cette guerre, demain, en se rendant à la table des négociations, et non Zelensky.»

L’extrait de l’entretien

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Alors, doit-on mettre cette déclaration sur le compte de la faiblesse physique du pape? Ses propos s’expliquent-ils par son inquiétude devant les fractures croissantes entre le monde catholique et orthodoxe, alors que le patriarche de Moscou, Kirill, en poste depuis 2009, défend Vladimir Poutine et sa vision impériale du renouveau russe?

«La guerre en Ukraine, à laquelle le patriarche a apporté sa caution religieuse, provoque des divisions au sein du clergé et des Églises chrétiennes dans le monde. D’abord dans un contexte de concurrence avec l’Église orthodoxe d’Ukraine. Ensuite avec d’autres églises, sur fond des vieilles notions de «guerre juste» ou «guerre sainte» notent les universitaires Sébastien Moussois et Noé Morin dans leur livre «La guerre sainte de Poutine» (Ed. Passés Composés).

L'Occident dominateur

Ils expliquent: «Il y a d’un côté l’Occident, sûr de lui et dominateur, un peu décliniste tout de même, extensif, conquérant, humiliant, et de l’autre le plus grand pays du monde, qui cristallise toutes les frustrations causées par cet Occident et qui se retrouve propulsé en porte-étendard des opposants à cet ordre.» En clair: Pour l’Église catholique dont les branches les plus fertiles sont au sud, la guerre en Ukraine est tout sauf une affaire simple à gérer.

Le quotidien italien «La Stampa» a pris, lui, la défense du Souverain pontife argentin, connu pour sa distance critique envers les États-Unis, responsables de tant de maux sur le continent sud-américain: «Seul le pape pouvait avoir le courage de faire une telle chose: oser dire l’indicible… Il s’agit d’une vertu prophétique, du scandale sacré de la vérité. En ce qui concerne la guerre en Ukraine, nous avons vécu sous la domination étouffante d’une vision unidimensionnelle.»

La valeur du drapeau blanc

Une autre voix s’est élevée pour soutenir l’initiative pontificale: celle du journaliste russe Alexander Minekine, qui vit toujours à Moscou. Pour celui-ci «les propos du pape sur le drapeau blanc ont immédiatement été interprétés comme un appel à la capitulation. C’est une interprétation ignorante et sotte. Le drapeau blanc a une valeur internationale. Négocier n’est pas synonyme de capituler.»

Un homme a, depuis le début du conflit, souhaité l’intervention active du pape François pour mettre un terme au conflit en Ukraine: l’ancien Conseiller fédéral Adolf Ogi. «Seul le pape François peut encore faire entendre raison à Poutine» argumentait-il. Il faut tenter le tout pour le tout. Poser un geste symbolique fort, tendre une main que les deux présidents Poutine et Zelensky ne pourront pas refuser. Or, je ne vois aujourd’hui qu’une seule personnalité capable d’obtenir un tel résultat: le pape François.»

Tenter l'impossible

«Il faut arrêter de tourner autour du pot, poursuivait Adolf Ogi. Je parle comme un protestant croyant. Le Pape est la seule personnalité qui peut espérer être respectée par les deux parties. Il est le seul qui peut faire entendre raison au président russe. Le pape doit tenter l’impossible: rouvrir la porte d’une paix possible.»

Et si c’était cette porte que le pape François avait tenté d’ouvrir, avec cette déclaration à la Télévision suisse italienne? Bien informé des réalités sur le terrain et de l’aspect dévastateur de ce conflit par la minorité catholique ukrainienne (environ quatre millions de fidèles sur 46 millions d’habitants, notamment dans la région d’Odessa en première ligne dans le conflit), le prélat argentin veut-il prévenir aussi une montée des fractures au sein de son église, où les fidèles du «sud global» s’inquiètent de voir le Vatican aspiré par les capitales européennes?

Une réalité imparable

La réalité est en tout cas imparable. Le pape François pense que Vladimir Poutine ne se retirera pas d’Ukraine, et des territoires conquis par son armée. L’essentiel, pour lui, est aujourd’hui de préserver les vies humaines. Ce qui ne manquera pas de réveiller les soupçons de tous ceux qui, hostiles à la Russie de Poutine et inquiets de son impérialisme, commencent à ressortir des archives les nombreuses thèses et livres écrits sur le rôle de l’Église durant la seconde guerre mondiale, sous un pape Pie XII très indulgent envers la montée du nazisme, puis très ambigu envers les exactions et les crimes contre l'humanité du Troisième Reich.

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