Le cheminot le plus coriace du monde est ukrainien
Il a fait voyager Joe Biden en pleine guerre et a évacué quatre millions de personnes

Il a protégé le président américain des attaques russes pendant son voyage en train de 20 heures en Ukraine et a organisé la fuite de quatre millions de personnes. Blick a rencontré Alexander Kamyshin le chef des chemins de fer ukrainiens à Kiev.
Publié: 22.02.2023 à 09:30 heures
Samuel Schumacher

C’est un géant aux cheveux noirs et à la poignée de main ferme. Le président des Etats-Unis Joe Biden, lui doit sa traversée sain et sauf de la zone de guerre ukrainienne. Cet homme, c’est Alexander Kamyshin, le chef de la compagnie ferroviaire ukrainienne Ukrzaliznytsia.

Dans la nuit de dimanche à lundi, pendant 20 heures de trajet, l’homme de 38 ans s’est assuré que le chef d’Etat le plus puissant du monde serait épargné par les attaques russes, et qu’il arriverait à Kiev bien reposé. Le cheminot a également assuré la sortie du pays de ce dernier, toujours en toute sécurité. Une entreprise de haut vol, pour un voyage extrêmement dangereux.

Au début de la semaine, Alexander Kamyshin a amené en toute sécurité le président américain Joe Biden à Kiev et l'a ramené en train lors d'une opération secrète spectaculaire.
Photo: AFP

Dans cette opération millimétrée, le moindre imprévu aurait pu faire s’écrouler le monde. Mais rien de tout cela n’est arrivé.

Alexander Kamyshin est le chef de la compagnie ferroviaire ukrainienne Ukrzaliznytsia.
Photo: DOVGAN TETIANA

Un homme qui vaut de l’or

Blick a rencontré ce véritable chef d’orchestre. Le cheminot le plus coriace du monde nous a reçus dans son bureau de la capitale ukrainienne peu avant la visite de Joe Biden.

Devant les entrées, le niveau de sécurité est maximal: des personnes armées en sentinelle, des sacs de sables pour calfeutrer le passage, et, surtout, l’interdiction de faire des photos – à part un selfie accordé à l’un de nos journalistes.

Alexander Kamyshin sait que les Russes veulent le tuer. Un homme comme lui vaut de l’or pour un pays en guerre.

Peu avant la visite de Joe Biden, le journaliste de Blick Samuel Schumacher a rencontré le chef des chemins de fer dans son bureau à Kiev.
Photo: Ukrsalisnyzja

Le cabinet du cheminot a des airs de bureau de Sherlock Holmes. Ne manquent que les volutes de fumée s’échappant de la légendaire pipe du plus célèbre détective privé.

Les poissons d’ornement dans l’aquarium, les fauteuils en bois, les tableaux au mur parfont le décor: «Je ne supporte rien de tout cela», peste alors le responsable des chemins de fer. Mais il n’a pas le temps pour réaménager la pièce. Son pays est en guerre. Sans son réseau de rails, l’Ukraine aurait perdu ce conflit depuis longtemps.

Biden, Cassis et un crocodile

Les trains ukrainiens acheminent des milliers de tonnes d’armes occidentales dans le pays. Il y a un an, Alexander Kamyshin a organisé la fuite de quatre millions de personnes. «Et en parallèle, nous avons jusqu’à présent évacué 120’000 animaux domestiques de la zone de guerre, dont un crocodile de la ville de Kharkiv», énumère le chef du réseau ferré.

Les reptiles féroces ne sont pas les seuls passagers d’élite des expéditions du cheminot. Depuis le début de la guerre, plus de 250 délégations internationales ont visité l’Ukraine en train, y compris, en octobre 2022, le président de la Confédération suisse de l’époque, Ignazio Cassis.

Le patron des 231'000 travailleurs ukrainiens des chemins de fer appelle ses hommes «la deuxième armée de l'Ukraine».
Photo: DOVGAN TETIANA

Alexander Kamyshin appelle cela de «diplomatie de fer». Joe Biden, par exemple, a passé 20 de ses 24 heures en Ukraine à bord de son train. «Évidemment, tout doit être adapté!»

Mais comment protéger ces VIP des missiles russes, demande-t-on à l’expert du rail? Alexander Kamyshin nous gratifie d’un regard des plus perçants, le visage impassible. «Je ne te le dirai jamais», lâche-t-il enfin après une longue pause.

Il concède finalement cet unique conseil: «Aucun secret ne survit longtemps à la guerre. L’ennemi découvre tout. Notre recette de base est donc la suivante: s’adapter, trouver sans cesse de nouvelles astuces et de nouveaux itinéraires.»

Utilise-t-il des trains blindés suréquipés, comme ceux employés par le dirigeant nord-coréen Kim Jong-un pour ses déplacements? Évidemment, rétorque Alexander Kamyshin. Il ne dira rien de plus.

12’000 attaques russes contre les chemins de fer ukrainiens

Des photos des véhicules spéciaux ukrainiens apparaissent de temps à autre, comme récemment à Kherson. Pour le premier voyage depuis Kiev jusqu’à la ville du sud de l’Ukraine, fraîchement libérée, Alexander Kamyshin a utilisé un train entièrement recouvert d’acier blindé, poussant devant lui un lourd wagon pour le protéger des mines cachées.

Un coup d’œil au registre du personnel montre à quel point les circonstances sont difficiles pour les cheminots ukrainiens et leurs trains. Alexander Kamyshin comptait 231’000 employés avant le début de la guerre. Ils étaient la «deuxième armée» de l’Ukraine, compare-t-il.

Alexander Kamyshin quitte régulièrement son bureau pour aller voir les tronçons de voies ferrées et les gares touchés par les missiles russes.
Photo: Andrew Kravchenko

Trois cents de ses hommes ont été tués, 700 blessés, parfois grièvement. Et 9300 ont été enrôlés dans l’armée. Les «hommes et femmes de fer» d’Alexander Kamyshin n’ont pourtant jamais eu autant de travail: leurs gares et des tronçons de voies ont été touchés plus de 12’000 fois par les missiles russes depuis le début du conflit.

La Russie a officiellement qualifié les chemins de fer ukrainiens de «cible stratégique». Pas un jour ne passe sans que de nouvelles attaques soient lancées à leur encontre. Alexander Kamyshin se rend personnellement chaque semaine à une intervention de réparation, au moins.

La dernière en date était une opération de déminage à Kherson. «Diriger en temps de guerre signifie être là, marquer sa présence, insiste-t-il. Nos hommes se disent que si le patron est là, c’est que leur travail est important.» Son équipe a répertorié avec précision tous les dégâts. «Après la guerre, j’enverrai la facture aux responsables à Moscou.»

«J’emmerde vos trains de guerre russes!»

La dernière fois qu’il s’était présenté à Moscou, c’était le 25 février, au deuxième jour de la guerre. Le Kremlin lui avait officiellement demandé de laisser intactes les lignes de train entre la Russie et l’Ukraine «pour des raisons de sécurité».

Ce à quoi Alexander Kamyshin avait répondu: «Niquez vos trains de guerre russes!» Il n’y aura plus jamais de liaison ferroviaire entre Kiev et Moscou, promet le cheminot.

«En temps de guerre, diriger signifie être là, marquer sa présence.»
Photo: DOVGAN TETIANA

En plus de menacer les puissances ennemies, le chef des chemins de fer a aussi mis en place des changements dans le service à bord. En pleine guerre, il a décrété que le thé ne serait plus servi aux passagers de première classe dans des gobelets en carton, mais dans de la vaisselle en verre historique. Il veut faire des chemins de fer ukrainiens les plus conviviaux du monde, surtout maintenant, en pleine guerre. La normalité, même si elle n’est qu’une illusion, peut faire des miracles.

Que pense le cheminot ukrainien des CFF suisses? Alexander Kamyshin les connaît très bien: il a voyagé dans notre pays. «En matière de service aux passagers, vous, les Suisses, êtes difficiles à battre.»

En parlant de la Suisse, le bientôt quarantenaire veille scrupuleusement à ce que tous ses trains partent et arrivent à l’heure. Chaque convoi à l’heure est pour lui une victoire personnelle contre Vladimir Poutine.

Plus de 95% d’entre eux l’étaient dernièrement, à cinq minutes près, malgré la guerre et les distances énormes du pays (l’Ukraine est quinze fois plus grande que la Suisse). Lorsque le taux de ponctualité de ses trains a brièvement chuté à 90% pendant la visite de Joe Biden (à cause de toutes les mesures de sécurité secrètes), le chef des chemins de fer s’est même excusé auprès des passagers sur Twitter.

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L’Ukraine: future Mecque du voyage?

«Quoi qu’il arrive, nous irons de l’avant», promet Alexander Kamyshin. C’est ce qu’il a juré à son pays. «Si tu sais que tu peux prendre le train et partir à tout moment dans n’importe laquelle de nos villes, cela fait parfois la différence pour ne pas sombrer dans le désespoir», relativise le chef des chemins de fer.

Que se passera-t-il une fois la guerre finie? «L’Ukraine deviendra alors la Mecque du voyage pour les étrangers en quête d’aventure», garantit Alexander Kamyshin. Il n’est pas le seul à le penser: le guide touristique Lonely Planet a classé la ligne récemment ouverte entre la capitale moldave Chișinău et Kiev parmi les huit plus beaux trajets en train d’Europe.

Alexander Kamyshin pense qu'après la guerre, l'Ukraine deviendra une Mecque du voyage pour les touristes en quête d'aventure.
Photo: DOVGAN TETIANA

D’autres trajets devraient bientôt s’y ajouter. C’est ce que montre le nouveau panneau d’affichage dans la salle d’attente de la gare centrale de Kiev. Alexander Kamyshin y a fait énumérer toutes les liaisons vers les territoires occupés. Kiev-Donetsk, Kiev-Marioupol, Kiev-Sébastopol: elles doivent être remises en service le plus rapidement possible.

Tout en haut du tableau d’affichage figure la liaison Kiev-Peremoha, le mot ukrainien pour victoire. Arrivée prévue selon le tableau d’affichage: 2022. Cette fois-ci, Alexander Kamyshin et son armée de fer n’étaient pas à l’heure.

À la gare centrale de Kiev, un panneau d'affichage indique déjà toutes les liaisons qu'Alexander Kamyshin prévoit de remettre en service prochainement.
Photo: Samuel Schumacher

(Adaptation par Louise Maksimovic)

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