Guerre en orbite
Face aux satellites d'Elon Musk, la grande impuissance européenne

En annonçant lundi 25 juillet sa volonté de fusionner avec l'opérateur britannique OneWeb, le français Eutelsat ambitionne de rivaliser demain avec les constellations de satellites Starlink (Elon Musk) et Kuiper (Jeff Bezos). Problème: il est déjà trop tard.
Publié: 27.07.2022 à 22:25 heures
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Dernière mise à jour: 27.07.2022 à 22:46 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Les guerres de demain seront gagnées à quelques centaines de kilomètres au-dessus de nos têtes. Bien sûr, les fantassins et les blindés continueront de s’étriper sans merci sur le terrain, comme on le voit depuis le 24 février en Ukraine, avec l’appui de l’artillerie, de l’aviation et des drones, désormais indispensables sur les champs de bataille modernes.

Mais Vladimir Poutine le sait, vu les problèmes de communication rencontrés depuis le début de son offensive par son armée bien plus puissante sur le papier que les forces ukrainiennes,
c’est dans le ciel que tout se joue déjà. Avec, dans le rôle de la force de frappe fatale, les constellations de satellites en orbite basse, comme Starlink du milliardaire américain Elon Musk, ou Kuiper, de son rival Jeff Bezos, capables de faire basculer la victoire d’un camp à l’autre grâce aux informations fournies en temps réel et, demain, d’éventuelles capacités de tirs lasers

Créer un leader mondial dans le domaine de la connectivité

C’est dans cette perspective qu’il faut comprendre l’importance de l’annonce faite lundi 25 juillet par l’opérateur de satellites français Eutelsat, désireux de fusionner avec le britannique OneWeb, dont il est aujourd’hui le deuxième actionnaire.

La constellation Starlink du milliardaire américain Elon Musk dispose déjà d'environ 2000 satellites opérationnels en orbite basse, pour l'essentiel lançés depuis la base de Cap Canaveral, en Floride
Photo: DUKAS

Officiellement, le projet consiste à créer, si la fusion aboutit, «un leader mondial européen dans le domaine de la connectivité». En clair: Eutelsat veut changer de catégorie, en passant de son rôle actuel d’opérateur de satellites géostationnaires qui tournent autour de la terre à 36'000 kilomètres d’altitude, à celui de pilote de milliers engins en orbite basse, comme les 2000 satellites de Starlink déjà opérationnels à 500 kilomètres au-dessus de nos têtes.

Au programme si cela marche: une contre-offensive européenne destinée à éviter que notre ciel soit dominé par des constellations américaines ou chinoises. Sachant que les Russes, eux, n’ont pas les moyens de se lancer dans cette bataille et qu’ils regardent du côté de Pékin pour de futures alliances.

Starlink et le Pentagone

Problème: vouloir n’est pas pouvoir. Et vouloir trop tard est encore pire. La preuve: l’action d’Eutelsat a dévissé de prés de 20% depuis cette annonce, en raison de la crainte de ses actionnaires de voir l’entreprise spécialisée dans la gestion de satellites de communication (internet, TV, radio) se lancer dans une guerre bien trop coûteuse et bien trop incertaine sans appui étatique.

Eutelsat, comme OneWeb (toute de même fort de 400 satellites) manquent en effet d’appuis étatiques. Alors qu’à l’inverse, Starlink – émanation de Space X, le consortium d’Elon Musk – profite de l’évident soutien du département américain de la défense, dont le budget annuel est de 813 milliards de dollars, soit plus que le produit intérieur brut de la Suisse (environ 700 milliards). De quoi rassurer les investisseurs.

40'000 satellites pour Elon Musk

Logique: le projet de Starlink de lancer jusqu’à 40'000 minisatellites est du pain béni pour le Pentagone qui, dans un document d’une dizaine de pages publié en 2019, travaille à la création d’une sixième armée à part entière au sein des forces américaines: celle de l’espace.

Sa mission? «La conquête de l’ascendant dans l’environnement spatial, le commandement de la gestion tactique et le contrôle des forces spatiales, le transport spatial et les opérations à distance, le soutien spatial au commandement et contrôle nucléaire, la détection de missiles, les communications par satellite et les services de positionnement, de navigation, de mesure du temps par satellite.»

Bref, tout ce que les minisatellites peuvent faire, et ce qu’ils démontrent déjà dans le ciel de l’Ukraine. A plusieurs reprises, des officiels américains ont salué les performances des satellites Starlink face aux tentatives de brouillages russes: «C’était impressionnant de voir aux informations que les Russes essayaient de brouiller Starlink, et que presque le lendemain – je pense que c’était en fait le jour suivant – Starlink avait sorti une ligne de code et avait réglé le problème» se félicitait en mai Dave Tremper, directeur de la guerre électronique au département de la Défense à Washington.

Dix milliards de dollars pour Kuiper, la constellation d’Amazon

Or qui peut, du côté européen, convaincre les investisseurs de lever les énormes fonds indispensables à une constellation de satellites «Made in EU», pilier de la souveraineté spatiale que défend le commissaire Thierry Breton? Starlink – dont le nombre de clients professionnels (entreprises, administrations, forces armées..) approche les 100'000, loin des millions nécessaires pour sa future rentabilité – estime qu’il lui faudra encore investir entre cinq et dix milliards de dollars pour parvenir à l’équilibre financier, et trente milliards d’euros pour atteindre sa couverture mondiale optimale.

En 2020, le géant Amazon fondé par Jeff Bezos a pour sa part annoncé son intention d’investir au moins dix milliards de dollars dans la constellation Kuiper, dans laquelle le lanceur européen Arianespace est partenaire. Une pluie d’investissements bien éloignée des 2,4 milliards d’euros que la Commission européenne est prête à débloquer (sur un budget envisagé de six milliards) si les eurodéputés votent en septembre pour le projet européen de lancement de satellites en orbite basse, «afin de protéger les communications et de réduire la dépendance de la région à des acteurs étrangers.»

La réussite européenne de Galiléo

Un exemple de réussite européenne existe tout de même: le système de positionnement Galileo dont la Suisse est partenaire depuis 2014, pour une participation annuelle d’environ 35 millions de francs.

Lancé en 2003, Galileo s’appuie sur une trentaine de satellites qui ont, au total, coûté une dizaine de milliards d’euros, entièrement acquittés par les Etats-membres. Un budget sur lequel la Cour des comptes de l’Union européenne a émis un avertissement assuré de faire date pour d’autres projets satellitaires: «Du fait d’une combinaison de déboires techniques, mais aussi d’une conduite de projet peu performante, le coût à terminaison du programme Galileo est désormais évalué à près de 10,2 milliards d’euros, soit trois fois le coût initialement prévu.»

Pour espérer rattraper les Américains et les Chinois dans la course aux orbites basses, et s’imposer dans cette guerre futuriste de l’espace, la fusion proposée entre Eutelsat et OneWeb apparaît loin, très loin du compte.

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