Fins de mois compliquées
Pouvoir d'achat, le grand étranglement français

Le premier projet de loi du second mandat d'Emmanuel Macron est consacré au pouvoir d'achat. Il propose de soutenir les ménages en difficulté. Pas assez selon l'opposition de gauche, qui exige des revalorisations salariales. Plongée dans cette angoisse française.
Publié: 19.07.2022 à 16:14 heures
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Dernière mise à jour: 19.07.2022 à 16:43 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Un Français sur cinq affirme avoir de la peine à boucler ses fins de mois. Obsédés du pouvoir d'achat, et pour cause, ces Français gagnent moins de 2000 euros par mois et sont pour la plupart extrêmement dépendants des trajets en voiture, donc des tarifs du carburant. Selon un échantillon de ménages modestes sélectionné par la populaire radio RMC, leur «reste à vivre», une fois toutes les dépenses obligatoires réglées, est d'environ 50 euros par mois. Autant dire qu'ils sont condamnés à emprunter, à puiser dans leur épargne ou à racler les fonds de tiroir.

Premier projet de loi du quinquennat

Pas étonnant, dans ces conditions, que le premier projet de loi du second mandat présidentiel d'Emmanuel Macron, examiné cette semaine par l'Assemblée nationale, porte sur le pouvoir d'achat. Avec, sur la table, une offre sonnante et trébuchante. «L’ensemble des mesures proposées représentent 20 milliards d’euros d’aides supplémentaires à nos compatriotes, a asséné le ministre des Finances, Bruno Le Maire, lundi 18 juillet. Aucun pays européen n’aura fait autant que la France pour protéger ses concitoyens contre l’augmentation des prix.» Tout est dit: c'est bien dans le porte-monnaie des Français qu'il faut plonger pour comprendre l'état de la France et son niveau de colères sociales.

La vérité des chiffres est pourtant que la population française a jusque-là, toutes proportions gardées, été davantage protégée de la crise énergétique consécutive à la guerre en Ukraine. «Face à la montée des prix de l'énergie, nous avons pris des décisions dès l'automne 2021, a poursuivi Bruno Le Maire. Nous avons gelé le prix du gaz alors qu'il aurait dû augmenter de 50% sur la facture de nos compatriotes. Nous avons plafonné les prix d'électricité à 4% alors que la facture de nos compatriotes aurait dû augmenter de 35%». Vrai.

En France, le prix moyen du panier de la ménagère, calculé sur la base de 35 produits de consommation courante répartis en treize catégories, n’a jamais été aussi cher: 139,50 euros en 2022. Le taux d'inflation annuel en France se situe autour de 5%
Photo: DUKAS

A titre de comparaison, les prix de l'essence se sont bien davantage envolés en Suisse depuis le début de l'année. Un litre de Super 98 helvétique coûtait 1,68 francs en janvier. Il coûte aujourd'hui 2,36 francs. En France? 1,7 euros le litre en janvier contre 2,08 euros en juillet. La hausse a bel et bien été amortie.

Le fameux panier de la ménagère

Autre exemple avec le fameux panier de la ménagère. Bien sûr, sa composition varie d'un pays à l'autre, selon les habitudes d'alimentation. Mais là aussi, les Français restent, en valeur absolue, relativement protégés.

Prenons l'exemple d'une famille de quatre personnes. Selon l'observatoire des prix, celle-ci dépense chaque mois 696 euros pour son «panier» si elle opte pour les produits premiers prix, 765 euros si elle préfère des produits de marques et 1148 euros pour le bio. Des dépenses qui ont augmenté en moyenne de 4% depuis le début 2022, selon l'INSEE. Combien coûte un panier équivalent en Suisse pour quatre personnes: 1044 francs pour les produits les plus abordables, soit un coefficient multiplicateur de 1,57 par rapport à l'autre coté de la frontière. Rappelons aussi, pour que la comparaison soit juste, que les Français ne sont pas tenus de s'acquitter d'une assurance maladie privée alors qu'en Suisse - où les salaires sont nettement plus élevés - chacun doit y consacrer entre 6 et 9% de son budget mensuel.

Pourquoi la colère française?

Pourquoi la colère française, coté pouvoir d'achat, atteint-elle dans ces conditions un niveau critique, sachant que la hausse des prix des produits alimentaires touche toute la zone euro ?

La première raison tient au ressenti des inégalités en France. Il est redoutable. «La sensibilité aux inégalités qui en découle est d’autant plus forte qu’elle se nourrit de la visibilité médiatique d’un nombre réduit de cas situés tout en haut de l‘échelle des revenus», jugeait une étude de l'INSEE en 2021. Laquelle ajoutait, avant la guerre en Ukraine: «Comme le mot d’ordre est même à une croissance sobre et donc très modérée. La tension sur le ressenti du pouvoir d’achat n’est probablement pas près de retomber».

L'inverse vaut pour la Confédération. «Malgré le niveau des prix élevé en Suisse, la situation financière de la population après déduction des dépenses obligatoires est, en 2020, plus confortable que celle de nos voisins et de la plupart des autres pays de l’Union européenne», jugeait l'étude annuelle de l'Office fédéral de la statistique.

Double peine pour les ménages ruraux

La seconde raison provient de la «double peine» vécue par les ménages français les plus modestes, notamment dans les villes moyennes et les zones rurales. «Depuis plusieurs mois, l’inflation frappe durement les Français, contraints de se serrer encore un peu plus la ceinture pour se nourrir, se déplacer, se chauffer», alertait voici quelques semaines le collectif Familles Rurales. Les habitants des zones de campagne sont particulièrement touchés, leurs dépenses d’énergie de chauffage et de carburant étant de 40% et 20% plus élevées. Ceci s’ajoute à un phénomène de recul des services publics qui touche les zones rurales depuis de nombreuses années: fermeture des petites lignes ferroviaires, des guichets de services publics, des hôpitaux de proximité, manque de médecins… Cela crée ainsi un sentiment d’abandon et de colère.

La même «double peine» vaut pour les quartiers défavorisés des métropoles, où les propriétaires augmentent les loyers. Les élections législatives récentes ont traduit cela: le vote pour la gauche radicale a fortement progressé dans les quartiers populaires des grandes villes, et celui pour la droite nationale-populiste a explosé dans les zones rurales.

Rôle protecteur de l'État

Troisième raison: le débat récurrent, en France, sur le rôle protecteur de l'Etat et sur les nationalisations comme remède ultime à la hausse des prix. Un débat qui n'existe pas en Suisse. Ce n'est pas un hasard si la confirmation de la prochaine nationalisation d'EDF, le géant français de l'électricité, est intervenue ce mardi 19 juillet, en plein débat parlementaire.

Le ministre des Finances a d'ailleurs rappelé dans son discours devant les députés les mesures administratives prises en France: «Nous gèlerons les prix du gaz jusqu'à la fin de l'année, nous plafonnerons les prix de l'électricité à 4% jusqu'à la fin de l'année et je le précise, il n'y aura aucun rattrapage, quel que soit le niveau de prix du gaz, quel que soit le niveau de prix d'électricité sur la facture des consommateurs en 2033, aucun rattrapage. Nous maintiendrons
également jusqu'au 1er octobre la remise de 0,18 euro sur les carburants.»

Problème: tout comme avec le «Quoi qu'il en coûte» budgétaire français, durant la pandémie, cette manne publique ne fait que décupler l'appétit populaire pour d'autres aides. Plus le gouvernement donne, plus il se condamne à devoir encore donner...

Niveau des rémunérations

Quatrième raison enfin, qui explique le différentiel de ressenti avec la Suisse: le niveau des rémunérations. C'est la plus évidente: celle de la feuille de paie. En 2021, le salaire net annuel moyen en équivalent temps plein pour l'ensemble des salariés français s'élevait à 27'721 euros, contre 27'148 euros en 2017. Coté helvétique? 77'100 francs. Presque trois fois plus, et une différence encore plus forte pour les bas salaires.

C'est pour cela que la gauche française rejette le projet de loi sur le pouvoir d'achat. «Il aurait fallu investir bien plus dans la santé et la recherche, créer des emplois publics, et augmenter les salaires», répète depuis des mois l'économiste Thomas Piketty, spécialiste des inégalités, et signataire, avec 170 autres économistes, du programme commun de la NUPES, la nouvelle alliance de gauche lancée par Jean-Luc Mélenchon.

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