Emmanuel Macron à Alger
Entre l'Algérie et la France, comment écrire l'histoire et ses crimes ?

Etudier «sans tabous» la colonisation française en Algérie et la guerre d'indépendance: l'objectif fixé par Emmanuel Macron aux historiens français et algériens pourrait s'avérer redoutable.
Publié: 26.08.2022 à 15:37 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

«Une commission ouvrant nos archives et permettant de regarder l’ensemble de cette période historique qui est déterminante pour nous, du début de la colonisation à la guerre de libération, sans tabous». Telle sera sans doute la décision politique la plus marquante de la visite qu’Emmanuel Macron effectue en Algérie jusqu’à samedi.

Annoncée aux côtés de son homologue Algérien Abdelmajid Tebboune, la création de cette instance qui réunira des historiens des deux côtés de la Méditerranée fait directement écho à deux initiatives prises par la France ces dernières années. D’une part la remise à l’Elysée par l’historien Benjamin Stora, en janvier 2021, d’un rapport sur la colonisation, la mémoire et la guerre d’Algérie qui se concluait par une vingtaine de propositions.

D’autre part la décision française du 23 décembre dernier de rendre possible la consultation tous les actes de justice et de police de 1954 à 1966 (soit après l’indépendance du pays acquise en juillet 1962). Ce qui permettra de soulever le voile sur la répression menée par l’administration coloniale en Algérie, puis sur les méandres terroristes de l’OAS, l’Organisation de l’armée secrète qui se battit pour conserver ce pays au sein de la France.

Raconter les massacres, les crimes, l’oppression

Mais comment dire et raconter les massacres, les crimes, les zones les plus sombres d’une oppression coloniale entamée par l’arrivée des troupes françaises à Alger durant l’été 1830, pour s’achever 130 ans plus tard avec les accords signés à Evian le 18 mars 1962, qui ouvrirent la voie à l’indépendance?

En visite à Alger, Emmanuel Macron a tenu se rendre au cimetière européen Saint-Eugène où sont enterrés de nombreuses personnalités de l'ex colonie. Parmi elles: l'acteur Roger Hanin, originaire d'Algérie, décédé en février 2015. Il avait joué dans «Le Grand Pardon» sous la direction d'Alexandre Arcady, présent aux cotés du président français.
Photo: AFP

Impossible, par exemple, de comparer la promesse d’une commission mixte d’historiens français et algériens avec la rédaction conjointe de manuels scolaires par des enseignants français et allemands: «Si la réconciliation franco-allemande était chose relativement aisée, car tissée entre vieilles nations aux multiples références communes, elle est beaucoup plus compliquée dans le cas franco-algérien», explique à Blick Michel Pierre, auteur d’une Histoire de l’Algérie des origines à nos jours (Ed. Tallandier) qui sera publiée début 2023.

Il poursuit: «A l’issue d’une guerre asymétrique dans tous ses aspects, dont certains particulièrement atroces, la situation coloniale n’avait par ailleurs rien à voir avec un affrontement entre nations d’Europe occidentale». Il n’y avait pas deux puissances, mais un oppresseur et des opprimés. Avec, en plus, la volonté de remplacer la culture traditionnelle algérienne par les us et coutumes de la République Française, sans pour autant respecter sa devise «Liberté, Egalité, Fraternité».

Comme le rapport Bergier?

La Suisse s’est essayée avec succès, dans un contexte complètement différent, à la psychanalyse historique avec le rapport Bergier sur la Seconde guerre mondiale, rendu en 2002 et dont on vient de célébrer le vingtième anniversaire. Peut-on espérer voir émerger, entre l’Algérie et la France, une forme de consensus historique?

Benjamin Stora, présent à Alger aux côtés du président français, veut d’emblée s’attaquer aux faits les plus douloureux. L’historien, dont la famille est originaire d’Algérie, estime que l’examen des crimes, des deux côtés, sont au cœur de la mission «Il faut comprendre cette histoire non pas par la fin, 1962, mais par le début, par la conquête coloniale française qui a duré un demi-siècle de 1830 à 1871 avec les massacres, les déplacements de population, l’arrivée des populations européennes» a-t-il expliqué sur place à «La Croix». «L’autre enjeu, c’est la transmission du savoir car les archives sont ouvertes, les connaissances sont là, mais elles ne circulent pas».

Des réalités aux antipodes, des deux côtés

Crimes? Le mot est trop général pour désigner des réalités aux antipodes. Il y eut d’abord les crimes de l’invasion coloniale, ponctués par la déportation en France en 1847, à l’issue d’une longue lutte, de l’Emir Abdelkader. Il y eut ensuite les crimes de la colonisation, avec l’expropriation massive de propriétaires fonciers locaux par les colons, dont fit partie Henry Dunant, le futur fondateur de la Croix Rouge, parti pour l’autre rive de la Méditerranée pour y diriger une colonie agricole et de peuplement ouverte aux suisses, entre 1855 et 1867.

Puis il y eut les horreurs la guerre d’indépendance, un siècle plus tard, à partir de 1954, où l’armée française pratiqua la torture sous la direction, entre autres, du défunt Général Aussaresses qui avoua cette pratique au début des années 2000.

La question de la torture

Des crimes seulement commis par les Français? Non. Les massacres répondirent aux massacres. Les attentats terroristes scandèrent la lutte pour l’indépendance. Le Front de libération nationale Algérien, le FLN, se rendit lui aussi responsable de crimes de guerres entre 1954 et 1962., à commencer par la «Toussaint Rouge» qui ouvrit le chemin aux hostilités de grande ampleur.

Voilà les réalités de sang et de larmes que les historiens des deux pays devront affronter, dans un contexte d’aujourd’hui compliqué par l’affrontement religieux attisé par les islamistes et la géopolitique, qui permet à l’Algérie de se présenter comme «victime» encore aujourd’hui. S’y ajoute la douleur et la tragédie des harkis, les Algériens qui choisirent le camp de la France.


Douze historiens


Si le projet de commission voit le jour, après son approbation présidentielle, ils seront douze à travailler ensemble. Six historiens français et six Algériens. Quels seront le cadre de leur étude et leur mandat? Agé de 44 ans, Emmanuel Macron est le premier président français à n’avoir pas connu la guerre d’Algérie. Le cap qu’il a fixé est large: «Le passé, nous ne l’avons pas choisi, nous en héritons, c’est un bloc, il faut le regarder, le reconnaître, mais nous avons une responsabilité, c’est de construire notre avenir pour nous-mêmes et nos jeunesses».

Mais il a aussi, lui-même, alimenté la polémique dans le passé parlant à Alger de «crimes contre l’humanité» à propos de la colonisation en 2016, puis dénonçant plus récemment la «rente mémorielle» utilisée selon lui par ses interlocuteurs.

«Il n’est d’avenir que s’il y a des récits d’avenir» a lancé le président Français à Alger. Le récit du passé, lui, est encore loin, très loin, d’être écrit d’une façon acceptée ou acceptable par tous. En France comme en Algérie.

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