Blick a rencontré un passeur tunisien
«Je veux juste aider mes compatriotes à réaliser leur rêve»

Cet été, Mehdi, 37 ans, fera à une nouvelle fois entrer illégalement des milliers de ses compatriotes en Europe. Blick est parti à sa rencontre dans un lieu tenu secret, afin d'en apprendre davantage sur le cynique business du désespoir des migrants. Reportage.
Publié: 17.05.2024 à 11:55 heures
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Dernière mise à jour: 17.05.2024 à 14:27 heures
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Samuel Schumacher

Pour que Mehdi*, 37 ans, accepte de rencontrer Blick, plusieurs exigences ont dû être respectées: pas de nom, pas de photos et pas de détails qui pourraient le trahir. Sur le chemin de l'interview, qui doit se tenir dans un lieu secret à proximité de la métropole côtière de Sfax, en Tunisie, nous effectuons à sa demande plusieurs tours supplémentaires à chaque rond-point et nous tournons délibérément deux fois à contresens, afin d'être sûrs qu'aucun policier ne nous suive.

La paranoïa de Mehdi est compréhensible: il est l'un des passeurs les plus prospères de Tunisie. S'il se fait prendre, il risque d'aller en prison pendant des décennies. «Je n'ai pas envie de ça», explique ce type maigre aux chaussettes Snoopy et à la barbe en broussaille. Il a tiré la capuche de sa veste noire au maximum, afin de dissimuler son visage le plus possible. Les affaires sont florissantes. Cet été encore, il fera traverser la Méditerranée à des milliers de ses compatriotes pour les amener en Europe dans des bateaux en mauvais état.

Sfax, la ville natale de Mehdi, est devenue la plus grande plaque tournante de l'immigration en Afrique du Nord depuis que les garde-côtes de la Libye voisine se font payer grassement par l'Europe pour empêcher les bateaux de migrants de partir. La Tunisie a, elle, fait capoter un accord similaire l'automne dernier). Selon l'Organisation internationale pour les migrations, 53'086 personnes ont déjà traversé la Méditerranée depuis le début de l'année et près des deux tiers d'entre elles ont commencé leur voyage en Tunisie. Mehdi révèle comment fonctionne le business cynique – et mortel – des passeurs, et pourquoi il n'emmène plus de personnes noires sur ses bateaux.

Pour que Mehdi*, 37 ans, accepte de rencontrer Blick, plusieurs exigences ont dû être respectées.
Photo: Samuel Schumacher

1) Comment Mehdi fait-il entrer illégalement des milliers de Tunisiens en Europe chaque année?

Derrière les bateaux de passeurs qui partent de la côte tunisienne en direction de l'île italienne de Lampedusa se cachent des petits groupes de cinq à six personnes. «Nous achetons de vieux bateaux à des pêcheurs ou en assemblons nous-mêmes dans nos ateliers», explique Mehdi. Les passeurs procèdent ensuite à une étape très importante pour eux: ils retirent le numéro de série des moteurs afin que la police italienne ne puisse pas retracer plus tard l'origine exacte des bateaux.

La zone côtière autour de la ville de Sfax est parsemée de restes rouillés de bateaux en acier échoués, avec lesquels des passeurs ont fait traverser la mer à des clients désespérés.
Photo: Samuel Schumacher

Lorsque le bateau est prêt, Mehdi amène, par l'intermédiaire d'un contact, 15 à 20 candidats à l'évasion dans l'une de ses cachettes, souvent une maison vide sur la côte, où ils sont entièrement pris en charge jusqu'au départ. Des éclaireurs au réseau bien développé établissent le contact entre les clients et les passeurs. Ils se renseignent, tiennent des listes d'attente, savent exactement qui veut partir et qui a l'argent liquide correspondant.

«Avant, nous partions avec des bateaux plus grands, pouvant accueillir jusqu'à 150 personnes. Mais ils sont tout de suite détectés par le radar. Avec les petits bateaux, nous ne sommes pas repérés», explique Mehdi. Si le temps et la qualité de l'air le permettent, les clients sont amenés à l'un des points de départ sur la côte.

Un capitaine, généralement un pêcheur tunisien, dirige le bateau pendant les douze heures de traversée jusqu'à Lampedusa, à 186 kilomètres de là. Dès que les garde-côtes italiens repèrent le bateau, le capitaine coupe le moteur et se déguise en réfugié ordinaire. «S'il était démasqué, il irait en prison pour au moins six ans», explique Mehdi. Après quelques semaines passées dans le centre d'accueil des migrants de Lampedusa, les capitaines s'inscrivent pour un retour volontaire et sont ramenés en Tunisie. «Je paie les capitaines 15'000 à 20'000 dinars par traversée», soit l'équivalent de 4500 à 5500 francs suisses.

2) Combien coûte une traversée illégale de la Méditerranée en 2024?

Pour un Tunisien, la traversée (ou «harka», comme disent les locaux) coûtera cet été 6000 à 7000 dinars (1700 à 2000 francs). «Le risque est plus grand qu'avant, les garde-côtes contrôlent plus rigoureusement, les peines pour les passeurs sont plus lourdes. C'est pour ça que les prix augmentent», explique le passeur. Il y a cinq ans, la traversée était encore deux fois moins chère.

Pour Mehdi, c'est un commerce rentable. «Je travaille trois mois de juin à août, c'est suffisant.» Le passeur gagne environ 75'000 francs durant cette période, dans un pays où le salaire moyen est inférieur à 300 francs par mois. Outre les dépenses pour les bateaux, l'hébergement et le ravitaillement des clients et la rémunération du personnel qui l'aide, les pots-de-vin versés aux policiers et aux gardes-côtes figurent également sur la liste des coûts.

La distance entre les côtes tunisiennes et l'île italienne de Lampedusa est d'environ 186 kilomètres. Il faut douze heures aux capitaines de remorqueurs expérimentés pour parcourir cette distance.
Photo: Samuel Schumacher

On estime à 200 le nombre de passeurs actifs en Tunisie, dont une grande majorité à Sfax. Il s'agit d'une activité qui rapporte plusieurs millions.

3) Une clientèle changeante

Cela fait huit ans que Mehdi travaille comme passeur. «Je ne prends plus d'Africains noirs. Ils s'organisent désormais eux-mêmes avec leurs propres passeurs, car nous ne voulons plus prendre de risques». La raison? Dans un bateau rempli de personnes noires, un capitaine tunisien est tout de suite démasqué. Un risque trop élevé pour les passeurs. Mehdi continue toutefois de faire du business avec des Africains noirs. «Nous leur vendons des pièces de bateau et des moteurs.» Une société à deux vitesses donc — même sur les bateaux de réfugiés en Méditerranée.

Seule une minorité de passeurs tunisiens travaillent encore avec des réfugiés d'Afrique noire.
Photo: Samuel Schumacher

Ses clients tunisiens et maghrébins ont, eux aussi, beaucoup changé. «Il y a quelques années, c'étaient presque exclusivement des jeunes hommes qui s'aventuraient sur la 'harka'. Aujourd'hui, ce sont des familles entières, des femmes, des enfants en bas âge et même, dernièrement, un retraité de 70 ans», raconte Mehdi. «Tout le monde veut partir, même les vieux.»

Mehdi affirme qu'il emmène en principe sur ses bateaux tous ceux qui payent, sauf les femmes enceintes et les enfants. «Je ne veux pas les exposer à ce risque.»

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Pourquoi tant de Tunisiens veulent-ils quitter leur pays d'origine?

17'972 Tunisiens ont traversé la Méditerranée en 2023. Depuis des années, le pays se classe dans le top dix des pays d'origine des réfugiés à l'échelle européenne. Un phénomène qui s'explique d'une part par une situation d'urgence politique: après le déclenchement du Printemps arabe, ce pays très touristique était en bonne voie pour devenir une démocratie. Mais en juillet 2021, le président Kais Saied a décrété l'état d'urgence et règne depuis de manière autocratique.

La deuxième raison à cet exil massif est liée à la misère économique: le taux de chômage des jeunes dépasse les 40%, les prix des denrées alimentaires s'envolent (sauf pour le pain subventionné par l'État: une baguette ne coûte que l'équivalent de 6 centimes). Les aliments de base comme le sucre ou le riz manquent parfois pendant des semaines. Quant au tourisme, il se relance péniblement après plusieurs attentats terroristes et la pandémie de Covid.

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Une traversée terriblement dangereuse pour les migrants

Mehdi affirme que certains de ses bateaux ont certes déjà été arrêtés et ramenés par les garde-côtes tunisiens. «Mais aucun n'a encore coulé. Je ne pourrais pas me le permettre. Les familles des noyés me démasqueraient et je serais condamné à perpétuité.»

Il jure que tous ses clients reçoivent de lui un gilet de sauvetage. Mais sont-ils sont toujours utiles? Selon l'Organisation internationale pour les migrations, 1027 personnes se sont déjà noyées rien que cette année en traversant la Méditerranée. En 2023, au moins 4064 personnes ont perdu la vie lors de la traversée, soit 1100 de plus que l'année précédente.

Sur le port de Sfax s'entassent les restes des bateaux qui ne sont pas arrivés à destination et qui ont été renvoyés vers la côte tunisienne.
Photo: Samuel Schumacher

Mehdi connaît ces chiffres. «Je veux juste aider mes compatriotes à réaliser leur rêve», dit-il. Il n'a pas mauvaise conscience. Lui, le passeur, se considère comme un prestataire de services au service d'un peuple qui souffre.

Il y a huit ans, lorsqu'il a organisé sa toute première «harka» pour sept de ses amis, il croyait encore en un avenir dans son pays. «Mais maintenant, moi aussi je pense à partir», dit Mehdi. «Je veux aller en Suisse, j'y ai des connaissances». Il préférerait partir avec un contrat de travail entre les mains. Et si cela ne marche pas, il sait où s'adresser pour un «harka».

* Nom modifié 

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