Frontière énergétique
Les Suisses, accros au carburant français subventionné

«Il ne faut pas qu'on aide les riches, nos amis suisses ou les touristes étrangers. Il faut qu'on aide les Français qui bossent.» Lorsqu'en août, un sénateur savoyard français a fait cette remarque, personne n'a tiqué. Aujourd'hui, la polémique s'installe.
Publié: 07.09.2022 à 16:17 heures
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Dernière mise à jour: 08.09.2022 à 15:13 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

«Vous connaissez les Shadoks? Dans les années 1970, ces personnages dessinés pompaient chaque jour à la télévision française. Et bien maintenant, les Suisses sont les Shadoks de l’Hexagone. Ils viennent tous les jours nous pomper… notre essence.» L’auteur de cette formule est un député français très remonté contre la Confédération.

Il est, avec le sénateur de Haute-Savoie Loïc Hervé, l’un de ceux qui jugent problématique l’afflux d’automobilistes étrangers aux stations-service proches de la frontière. Motif: le «bouclier tarifaire» mis en place en France pour subventionner les prix de l’électricité, du gaz et du carburant. 24 milliards d’euros auront été consacrés en 2022 par l’Etat à la limitation des tarifs de l’énergie (10,5 milliards pour l’électricité, 6 pour le gaz et 7,5 pour le carburant).

Les prix à la pompe

Il suffit de regarder les prix à la pompe. Ceux qui nous lisent, habitués à traverser la frontière pour faire le plein, connaissent par cœur ces chiffres. Ce mercredi 7 septembre, le prix du litre de super 98 valait 1,49 euro à Annemasse, côté français, contre un peu plus de 2 francs en ville de Genève. Faites le calcul en tenant compte du taux de change favorable de la monnaie helvétique: plus de 60 centimes de différence au litre!

En plus d’écumer les supermarchés frontaliers français pour faire leurs courses, les Suisses jouent maintenant du pistolet à essence. Ce qui avait, à la mi-août, énervé le conseiller d’Etat genevois Mauro Poggia, cité dans «Le Point»: «Si on commence à mettre sur la table les avantages et les inconvénients des uns et des autres, on va pouvoir faire des bilans qui ne seront pas favorables à l’Etat français» s’était-il énervé. Avant de poursuivre dans les colonnes de Blick: «En temps normal, les Français sont évidemment pour la libre circulation puisque la couronne qui entoure Genève est la région où le chômage est le plus bas de France. Et là, parce que l’essence est moins chère qu’en Suisse et que certains en profitent, il faudrait tout remettre en question? Attention. Parce que si on cherche le poil sur l’œuf, on finit toujours par le trouver»

Les Suisses sont nombreux à passer du côté français pour faire le plein du réservoir de leur voiture.
Photo: DUKAS

La Suisse et le marché européen de l’énergie

La question est en fait un peu plus compliquée. Car elle interroge, au-delà des va-et-vient automobiles et des files d’attente à la pompe, sur la position de la Suisse au cœur du marché européen de l’énergie… auquel elle ne participe pas pleinement. A l’Assemblée nationale française, cette réalité frontalière helvétique vient d’être plusieurs fois prise en exemple par les députés de la France insoumise (gauche radicale).

Tous réclament, plutôt que des subventions énergétiques, des hausses de salaires pour les Français. Le gouvernement français, qui appliquait jusque-là une remise de 18 centimes d’euro par litre de carburant, vient en plus d’être doublé sur le front de la ristourne. Les stations TotalEnergies proposent depuis quelques jours un rabais pouvant aller jusqu’à 50 centimes par litre. Problème: tout se trouve déréglé et ce bouclier-là est une passoire.

«Quand je vois ce qui se passe à la pompe, je suis en colère, expliquait mardi 6 septembre le député LFI François Ruffin à France Inter. La question du salaire minimum et des impôts sur les superprofits des grandes entreprises énergétiques est bien plus cruciale. Or là, personne ne bouge au sommet de l’Etat. Macron reste le président de l’injustice salariale et fiscale.»

Pas de subventions côté helvétique

Du côté suisse de la frontière, le débat est attisé par le «bouclier tarifaire» français, crédité d’avoir jusque-là limité l’inflation autour de 5,5% (contre 3,5% en Suisse selon l’Office fédéral de la statistique) alors que celle-ci est d’environ 9% dans la zone euro. Faut-il, aussi, tordre les prix confédérés à coups de subventions? «Non», selon l’économiste Eric Scheidegger du SECO. Pour le moment, l’économie suisse continue d’aller bien, a-t-il récemment expliqué à la «SonntagsZeitung».

Pas besoin, donc, de mesures de soutien comme des avantages ou des allègements fiscaux «ni nécessaires ni utiles». Un message dur à lire pour tous ceux qui, n’arrivant pas à joindre les deux bouts, regardent chaque jour le prix du litre de carburant à la pompe avant de choisir où faire le plein.

Exiger des énergéticiens un effort

L’initiative de TotalEnergies pourrait toutefois faire des émules. C’est l’avis du nouveau ministre français des Transports Clément Beaune. Auparavant en charge des affaires européennes, ce dernier réclame aux géants de l’énergie «des ristournes à la pompe». «Le but, c’est de baisser le prix pour les consommateurs et c’est possible, grâce aux profits supplémentaires engrangés.» Un tel geste, idéalement au niveau européen, aurait deux avantages: il ne serait pas financé par la dépense publique, et il n’altérerait pas les revenus des Etats, puisque les taxes sur le carburant demeureraient inchangées et que les rentrées fiscales ne diminueraient pas.

En Suisse, cette initiative poserait en plus une bonne question dans le débat public: les énergéticiens helvétiques, qui accumulent eux aussi les profits dans cette crise, peuvent-ils continuer de ne rien redistribuer aux consommateurs?

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