Voyage dans l'autre France (3/4)
Pouvoir, sexe, argent: bienvenue à la mairie de Saint-Étienne!

Vous n'imaginez pas ce qui se passe dans cette lointaine province française. À Saint-Étienne, les affaires politiques parisiennes semblent presque anecdotiques. Car ici, un scandale XXL bat son plein à la mairie.
Publié: 07.06.2023 à 19:00 heures
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Dernière mise à jour: 07.06.2023 à 22:02 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

La réforme des retraites? Presque zappée. La colère anti-Macron? À peine de quoi nourrir quelques conversations. Si vous voulez prendre le pouls du malaise politique français et explorer les coulisses crasseuses de la République, Saint-Étienne est un bien meilleur raccourci que les abords du palais présidentiel de l’Élysée, à Paris. Ici, le baromètre du pouvoir est arrêté, depuis août 2022, sur «tempête», «orage» et «scandale».

On y était venu pour entendre battre le cœur de l’autre France: paisible, travailleuse, éloignée du pouvoir qui rend fou. Erreur. On se retrouve, dans les collines du Forez, plongé dans un soap opera politique XXL. Avec tout ce qu’il faut pour faire trembler la République locale et ses édiles: collision d’ambitions, règlements de comptes, sextape homosexuelle et traque médiatique menée par Mediapart, le site d’information dont tous les politiques français redoutent les investigations.

«Cinq hommes, un piège»

Vous pensez que j’exagère? Eh bien, non. Il suffit de lire «Le Progrès», le quotidien régional qui consacre une websérie dédiée à cette affaire devenue nationale. Son titre? «Cinq hommes, un piège. Un scandale stéphanois». On y est. Le fait divers politico-sexuel parfait. «Un premier adjoint au maire filmé à son insu dans une chambre d’hôtel avec un escort boy. Tout ça dans le but de le faire chanter et de nuire au conseil municipal, tonne le quotidien. C’est l’une des plus grandes affaires de chantage politique révélée en France. Un véritable 'Kompromat' que le KGB de l’époque soviétique n’aurait pas renié.»

Éternelle rivale de Lyon, Saint-Étienne fut l'un des poumons industriels de la France. Peut-elle le redevenir?
Photo: Richard Werly
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Bigre! «Le Progrès», comme Mediapart, en sont convaincus: Saint-Étienne est, depuis que son ex-maire Gaël Perdriau est au pouvoir (élu en 2014, il a démissionné de son mandat en 2022, mais reste patron de la métropole), l’antre du pire en politique. «Il s’agit d’une machination ponctuée d’alliance de façade, de pressions, d’humiliations, de trahisons et de relations intimes», affirme le quotidien. Préparez vos mouchoirs et vos écrans!

Sur BFM TV, le responsable du «kompromat» stéphanois se livre en direct:

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Préparez vos mouchoirs et vos écrans

Dans le rôle du manipulateur en chef présumé? L’ex-maire de droite Gaël Perdriau, 51 ans, dont l’efficacité, l’énergie et l’ambition pour la ville restent louées par ses collaborateurs et par beaucoup de ses administrés. La victime? Gilles Artigues, son ex-adjoint, piégé en 2014 par l’édile, qui connaissait le goût de ce père de famille pour les garçons. Les complices? Des seconds couteaux de la politique locale, dont l’un a même décidé de faire, ces jours-ci, ses aveux en direct à la télévision, racontant les sommes échangées, les manipulations à caractère sexuel, et une partie des actes opérés dans la fameuse chambre d’hôtel par l’adjoint, pris au piège de ses propres pulsions.

Saint-Étienne, version «Watergate» sexuel? «Cela vous fait rire, mais ça ne m’étonne pas trop, répond Luc, un responsable associatif, toujours rémunéré en partie par la mairie, donc soucieux de son anonymat. Notre ville incarne la province profonde, loin de Paris. Elle est populaire. Une partie de sa population est musulmane, plutôt rigoriste. L’Église catholique s’est toujours retrouvée confrontée, à Saint-Étienne, aux cercles du pouvoir local, à la bourgeoisie, à la franc-maçonnerie. Ici, les histoires de pouvoir et de fesses ont toujours rythmé la vie de la ville. Mais tout était caché.»

Réputé bon gestionnaire, mais centralisateur à l’excès et sans doute ivre de ses succès locaux depuis son entrée au conseil municipal en 1995, Gaël Perdriau connaît tout de cette mairie qu’il a finalement conquise en 2014. Il aime les entreprises. Il promet encore aujourd’hui d’être le seul à pouvoir sortir «Sainté» (le surnom de la ville) de sa longue convalescence économique. Emmanuel Macron, dit-on, voyait en lui un élu prometteur, capable de finir ministre. La photo parfaite: un maire enraciné, apprécié et ambitieux. Mieux: un adversaire déclaré du président de la région Rhône-Alpes Auvergne, Laurent Wauquiez, l’une des bêtes noires de l’Élysée.

Géographie du pouvoir

«Il faut bien avoir en tête la géographie pour comprendre cette affaire», suggère un ex-élu, en nous montrant les dernières nouvelles de ce début juin: l’obligation, pour Gaël Perdriau, mis en examen pour «chantage», de payer 60'000 euros de caution pour éviter la détention provisoire. «Macron avait un allié de poids à Lyon, l’ancien maire socialiste Gérard Collomb, mais il l’a perdu, reprend-il. Le président n’a jamais digéré le fait d’avoir par ailleurs été malmené par les 'gilets jaunes' au Puy-en-Velay, la préfecture du département voisin de la Haute-Loire dont Wauquiez a été le maire.»

Billard à trois bandes. Rien de tel, pour fâcher Lyon, la bourgeoise rhodanienne et Le Puy, la catholique auvergnate, que de s’appuyer sur «Sainté» l’ouvrière forésienne: «Sauf que Perdriau avait des casseroles, et qu’il était prêt aux pires méthodes pour gouverner sa ville.»

Une ville de plaisirs et de passions

Saint-Étienne est aussi, de longue date, une ville de plaisirs et de passions souterraines. Une brochure historique achetée sur place rappelle que jusqu’à leur abolition, après la Seconde Guerre mondiale, une dizaine de bordels existaient dans la cité. Il fallait satisfaire aux appétits sexuels des ouvriers célibataires, des bourgeois vite enrichis, des notables assis sur le couvercle de cette marmite sociale et industrielle. Qui dit fortune dit sexe! «Il y a aussi dans cette histoire une leçon de pouvoir à la française, poursuit l’ex-élu municipal. Lorsque le maire Gaël Perdriau monte cette opération pour discréditer son rival, il pense que ça va passer crème parce que les médias parisiens sont trop loin de 'Sainté'. Il se voit comme le sauveur d’un 'quartier perdu de la République', présenté par ses adversaires comme un fief du 'grand remplacement' par les immigrés. Donc au-dessus de tout soupçon.»

Il faut visualiser les lieux. La mairie de Saint-Étienne clôt la principale place de la ville. Elle règne sur la cité. Or qui dit mairie, dans ce type de ville en difficulté économique sévère, dit manne financière et sociale. 174'000 habitants dans la municipalité. Près de 4000 employés municipaux. Un budget annuel de 474 millions d’euros. Des jobs bien rémunérés réservés aux amis ou promis à ceux qui, comme l’instigateur de la vidéo compromettante interviewé sur BFM TV, espérait tirer profit de sa manip'.

Bienvenue dans la France des collectivités locales où les maires sont, dans toutes les enquêtes, les élus les plus appréciés de la population. «Cette histoire prouve que certains mythes républicains ne tiennent plus, juge un ex-fidèle d’un maire emblématique de la ville, le centriste Michel Durafour (celui qui inspira à Jean-Marie Le Pen son hideuse sortie antisémite de 1988 sur Monsieur «Durafour-Crématoire»), qui régna sur l’Hôtel de Ville dans les années 1960 et 1970. On croit que les pratiques sordides du pouvoir se limitent à Paris ou à Marseille la sulfureuse. C’est faux.»

Saint-Étienne, ou une plongée dans l’autre France corrompue par l’opacité de la gestion municipale. Et par les abus de pouvoir.

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