Scandale en France
La démocratie, les insultes et la politique: faut-il vraiment s'inquiéter ?

L'expulsion pour deux semaines de l'Assemblée nationale d'un député français du Rassemblement national pour une injure raciale pose une question lancinante en démocratie: peut-on tout dire en politique ?
Publié: 05.11.2022 à 14:04 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Savez-vous que l’injure a longtemps été la fille de la démocratie? Impossible, jusqu’aux années 1960-1970, de faire de la politique sans subir de la part de ses adversaires une avalanche de quolibets et sans tirer soi-même sur eux à boulets rouges. L’insulte n’était bien sûr pas la règle dans tous les parlements européens. Les pays au verbe haut, comme la France ou l’Italie, ont longtemps cultivé l’insulte en politique. Celles-ci étaient fréquentes, admises et combattues. Bruno Fuligni, maître de conférences à Sciences-po à Paris, a même écrit un «Dictionnaire des injures politiques», publié pour la première fois en 2011 (Ed du Rocher).

«Qu’il(s) retourne(nt) en Afrique»

L’auteur avait puisé pour cela dans les archives de l’Assemblée nationale Française, dont le député Grégoire de Fournas (Rassemblement national) vient d’être exclu pour deux semaines après s’être écrié «Qu’il(s) retourne(nt) en Afrique!» à l’adresse d’un député de gauche noir, Carlos Martens Bilongo, alors en train d’évoquer le sujet des migrants en Méditerranée.

Nous avons choisi de garder la parenthèse, car elle est au cœur de cette controverse. Ecrite sur singulier, comme cela figure dans le procès-verbal des débats, cette insulte s’adressait au parlementaire, pourtant né en France et de nationalité française. Ecrite au pluriel, comme l’affirme l’élu du parti national populiste, elle visait les clandestins désireux de se rendre en Europe.

La présidente du Rassemblement national Marine Le Pen sort fragilisée de ce scandale déclenché par Grégoire de Fournas, député de la Gironde. L'expulsion de ce dernier de l'Assemblée est intervenue la veille du congrès du parti national-populiste à Paris, à l'issue duquel son nouveau président doit être désigné.
Photo: DUKAS

Le bureau de l’Assemblée a tranché.: Le député RN a écopé de la plus lourde sanction, juste avant le Congrès de son parti ce samedi à Paris. Une décision justifiée en ces termes par la présidente de la chambre basse du parlement: «Ne fragilisons pas notre démocratie, a demandé vendredi Yaël Braun-Pivet, à l’issue du vote. J’en appelle à la dignité de nos débats, au refus de toute haine et de toute violence, fussent-elles verbales.»

L’insulte a toujours rimé avec la politique

Et pourtant, l’insulte a toujours rimé avec la politique. Elle en a même longtemps été la marque. Le pire, en France, fut la campagne de haine déversée au parlement durant l’affaire Dreyfus (1894-1897), lorsque le pays se déchira sur le sort de cet officier juif, accusé à tort d’avoir fourni des renseignements à l’Allemagne.

«La droite antirépublicaine et la gauche anticléricale s’insultaient au quotidien, nous avait expliqué l’historien Michel Winock, qui publie ces jours-ci «Gouverner la France» (Ed. Bouquins). La violence des mots était incroyable». La décolonisation, et les luttes sans merci autour du sort de l’Algérie française, favorisèrent aussi les quolibets. La révolte étudiante de Mai 68 fut féconde en slogans au vitriol, injuriants pour l'ordre établi, comme «CRS=SS».

L’injure fut, il faut le rappeler, longtemps accompagnée ensuite d’un duel à l’épée ou au pistolet pour régler, loin des bancs du parlement, les différents individuels. Georges Clemenceau, plus tard surnommé «Le Tigre» pour avoir mené le pays à la victoire durant la première guerre mondiale, participa dans sa vie à 47 duels! Un autre historien français, Jean-Noël Jeanneney, s’est penché sur cette acrimonie politique dans son essai «Le duel, une passion française – 1789-1914» (Ed. Seuil). Mener une carrière politique, pendant longtemps, exigeait de savoir insulter et de résister aux insultes. Avant, s’il le faut, d’en venir aux mains ou de croiser le fer.

Photo: DUKAS

Injure et politique, une constante?

La France, patrie du verbe politique s’il en faut, a pratiqué l’injure en politique jusque dans les années 70 comme le montre «Simone», le film actuellement dans les salles qui narre la vie de l’ancienne ministre Simone Veil, à l’origine de la dépénalisation de l’interruption volontaire de grossesse. Cette grande dame de la politique, magistrate, rescapée du camp de concentration d’Auschwitz, fut ensevelie sous les injures. Au point de pleurer à la tribune de l’Assemblée.

Injure et politique, une constante? «Les injures que nous infligeons et celles que nous subissons se pèsent rarement à la même balance. C’est bien ce qui rend difficile l’appréciation du poids des insultes en chaque occurrence historique, et l’interprétation de leur portée, de ce qu’elles ont à nous dire sur la nature des combats dans le forum et sur leur efficacité plus ou moins cathartiques expliquait Jean-Noël Jeanneney, qui a consacré un épisode de Concordance des Temps, son émission sur France Culture, à ce phénomène. Et d’ajouter: «Les injures cristallisent-elles significativement des rivalités et des haines, remplacent-elles ou nourrissent-elles les brutalités physiques, renseignent-elles sur des équilibres ou sur des déséquilibres sociaux? De belles questions en somme à propos des dévergondages de la passion et des dérapages du sang-froid».

Tout a changé désormais

Tout a changé désormais. Pour le meilleur, car le racisme et l’antisémitisme, ainsi que les discriminations envers les minorités, sont justement réprimés par la loi dans la plupart des démocraties. Transformées en armes de destruction massives, les injures et les insultes ont servi de tout temps la cause des tyrans. Diaboliser l’adversaire, les traiter d’êtres vils et immondes, a toujours été la tactique des dictateurs.

Hitler déversa des flots d’injures pour accéder au pouvoir en 1933. Mussolini insultait copieusement ses adversaires. Donald Trump, aujourd’hui, a fait de l’insulte l’instrument de sa carrière politique et de son pouvoir. «Lock her up» (Enfermez-la) clamait-il en 2016 au sujet de son adversaire démocrate Hillary Clinton, présentée comme une délinquante. «Idiot» affirment aujourd’hui ses partisans sur leurs tee-shirts, à propos de Joe Biden. La déferlante populiste, toujours à l’affût de caricatures, se nourrit des insultes. Et provoque en retour des ripostes tout aussi caricaturales. Avec, dans les deux cas, l’amplificateur et la caisse de résonance que sont les réseaux sociaux et Internet.

Le «politiquement correct», éteignoir démocratique?

Est-on, aujourd’hui proche de l’abolition de l’insulte en politique? Faut-il s’en féliciter? Faut-il craindre l’éteignoir démocratique du «politiquement correct» ? Le combat pour les idées, et pour le pouvoir, a toujours échauffé les esprits. L’encadrer est logique. Mais l’insulte a aussi le mérite de dire une partie de la vérité, de présenter ceux qui les profèrent pour ce qu’ils sont. Le risque est aussi qu’avec le bannissement des insultes disparaissent les bons et méchants mots.

Difficile ainsi d’imaginer aujourd’hui, au parlement, la formule de Clemenceau à propos de son vieil ennemi Raymond Poincaré: «Promettez-moi qu’il n’y aura pas, sur ma tombe de discours de Poincaré. Ce serait mourir deux fois». Ce qui valut cette riposte de l’intéressé: «Etourdi, violent, vaniteux, sourd physiquement et intellectuellement, Clemenceau est un fou dont le pays a fait un dieu».

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