Le fondateur de Médiapart est à Genève
Pour Edwy Plenel, «l'aveuglement envers Poutine est une longue histoire»

Le fondateur de Mediapart est à Genève ce vendredi 24 février pour une soirée dédiée à l'Ukraine. L'occasion, pour ce journaliste français engagé, de dénoncer «l'impérialisme de revanche» de la Russie. Interview.
Publié: 24.02.2023 à 11:15 heures
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Dernière mise à jour: 24.02.2023 à 13:29 heures
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Richard WerlyJournaliste Blick

Edwy Plenel se méfie des débats sur l’Ukraine, un an après l’agression russe du 24 février 2022. Fait étonnant pour ce journaliste français engagé, sur le devant de la scène médiatique francophone depuis des décennies, sa volonté n’est pas d’aborder le conflit de façon générale.

A l’image de son dernier essai «L’épreuve et la contre-épreuve» (Ed. Stock), dans lequel il tire les leçons du conflit en ex-Yougoslavie hier et aujourd’hui en Ukraine, Plenel veut parler information, démocratie, droits humains, mais surtout vérité des faits. Le «credo» de Mediapart. «C’est sur ce que nous écrivons que nous devons être jugés, répond-il à Blick. C'est donc sur ce qui se passe en Ukraine que cette guerre doit, selon lui, être aussi jugée. Il sera ce soir à Genève à partir de 19h30 pour une soirée dédiée à l'Ukraine, organisée aux cinémas du Grütli.

Êtes-vous effaré par le niveau de propagande ambiante autour de la guerre en Ukraine? Peut-on, ou non, continuer d’informer dans de bonnes conditions sur ce conflit, après un an d’hostilités?
La question de la propagande en temps de guerre est rituelle. Rien de nouveau en la matière. Mais cette année de guerre a bien marqué la ligne de partage entre les sociétés pluralistes et les sociétés empêchées. Il y a de la propagande du côté ukrainien, c’est indéniable. Mais cette société demeure démocratique. Il y a du débat malgré la loi martiale. Les syndicalistes, les féministes, toutes les opinions s’expriment et nous en rendons compte dans Mediapart. Que voit-on en revanche du côté de l’agresseur russe depuis en an? La transformation d’un régime autoritaire en une dictature pure et simple. La fascisation est à l'œuvre. Vous n’avez plus le droit de vous réunir en Russie aujourd’hui. Vous n’avez pas le droit de dire qu’il s’agit d’une guerre. Le syndicat indépendant des journalistes est interdit. L’organisation Mémorial qui enquêtait sur le passé stalinien n’est plus. Même le comité Helsinki, vivier de dissidents hérité de l’ex-Union soviétique, a été supprimé. La vérité et la société sont étouffées. Et sans surprise, la Russie de Poutine est alliée de ceux qui, comme lui, bâillonnent leur population et leurs médias: l’Iran, La Chine, la Corée du Nord... Un an après le 24 février 2022, la frontière est tracée. En Russie, la société est étouffée. En Ukraine, on débat et on vit.

Un an après l'agression russe du 24 février 2022, l'Ukraine tient debout malgré l'ampleur des destructions (ici à Bakhmout). La loi martiale n'y empèche pas le débat et sa société n'est pas muselée comme en Russie.
Photo: keystone-sda.ch
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Ce qui n’empêche pas, en France comme en Suisse, les réseaux pro-Poutine de demeurer actifs…
L’aveuglement et la tolérance à l’égard du régime de Vladimir Poutine ont une très longue histoire. D’un côté, les compromissions sonnantes et trébuchantes de l’extrême-droite. De l’autre, l’aveuglement idéologique d’une partie de la gauche. J’insiste sur la différence entre les deux attitudes. A l’extrême-droite, l’aveuglement a été accompagné de contreparties financières, comme nous l’avons documenté et démontré à Mediapart à propos du Rassemblement national de Marine Le Pen. Ce parti a bénéficié des largesses du régime russe. Marine Le Pen défendait les positions de Poutine en échange de ce soutien. On peut aussi mentionner François Fillon, financé puis salarié par des oligarques du régime mafieux de Poutine. N’oublions pas également Nicolas Sarkozy. Mediapart vient de révéler qu’en 2018, soit quatre ans après l’annexion de la Crimée, ce dernier a touché 300'000 euros à l’occasion d’un séjour à Moscou. Il défendait alors, sans surprise, l’idée d’une grande Russie…

Après un an de guerre, certaines de ces compromissions demeurent. Comment l’expliquez-vous?
Le mal est profond. Et pas seulement en France. Regardez-les États-Unis ou les ultra-conservateurs ont porté Trump au pouvoir avec la bénédiction de Poutine et de ses officines. On retrouve aussi le poids de l’oligarchie mafieuse russe dans le débat en Allemagne, en particulier au sein du SPD social-démocrate. Cette corruption des esprits est simple à expliquer. Elle est le produit à la fois du tsarisme, du stalinisme et du capitalisme post-dislocation de l’ex-URSS. Le régime tsariste, en son temps, s’employait déjà à corrompre les élites européennes. La diplomatie russe de l'époque était déjà corruptrice. Vous imaginez ce que cela a donné lorsque Poutine et sa caste ont mis la main sur les fabuleuses richesses du pays.

Vous évoquez moins l’aveuglement d’une partie de la gauche envers la Russie de Poutine...
Pas du tout. Parlons-en. Nous avons le devoir, un après l’agression russe, de mettre ces choses à plat. Cette partie de la gauche est victime d’un aveuglement idéologique, nourri par la conviction que l’Occident capitaliste a collectivement commis des erreurs et des crimes dans le passé. Poutine joue là-dessus en essayant de mobiliser à son profit les pays du sud. une fraction de l’opinion européenne est sensible à cet argument. C’est un aveuglement. C’est une compromission idéologique, mais elle n’est pas de nature financière. L’extrême-droite, elle, partage la vision poutinienne de la hiérarchie entre les civilisations. Elle n’est en rien choquée par la persécution des LGBT en Russie par exemple. Notre devoir de journalistes est de documenter tout ça, d’interroger, de nous en tenir aux faits.

Le Poutine de 2023 en Ukraine n’est donc pas, comme le prétendent ses soutiens, la conséquence des promesses non tenues de l’Occident envers la Russie?
Je ne veux pas faire de commentaires géopolitiques. Je veux m’en tenir à un travail factuel. C’est le rôle et la mission de Mediapart. Je suis pour ma part convaincu que le droit international doit s’imposer à tous les États, comme le réclame à juste titre l’actuel secrétaire général de l’ONU, Antonio Guttieres. Vous voulez faire le bilan de cette année de guerre commencée le 24 février 2022? Regardez autour de vous en France. L’extrême droite progresse. Elle monte. La détestation de l’étranger s’est installée comme une valeur que plus personne ne conteste ou presque. La guerre déclenchée par Poutine nous rappelle combien ce type d’idéologie est meurtrière. Poutine s’est fait la main sur la Syrie, pays dirigé par l’une des dictatures les plus sanguinaires du monde arabe. Quand Poutine parle d’un occident collectif, il nous piège. Ce que nous pouvons faire, en ce 24 février 2023, c’est défendre de notre mieux la pluralité du débat, le principe d’égalité sans distinction, d’origine ou de race. C’est l’article premier de la déclaration des droits de l’homme. Ce qu’a fait Poutine depuis un an nous donne encore plus de raisons de nous battre en son nom.

Mediapart mène ce combat à propos de l’Ukraine aussi?
Oui. Nous faisons toujours le même travail. Nous menons le même combat. Tracer, comme je l’ai fait, une ligne de partage claire entre l’Ukraine et la Russie ne veut pas dire qu’il faut fermer les yeux sur ce qui se passe à Kiev. Notre exigence est la même à propos de l’Ukraine qu’en France, où nous nous battons pour porter à la connaissance du public des révélations d’intérêt général. Un seul exemple, qui concerne une autre guerre conduite en 2011 en Libye. Nous avons, à Mediapart, révélé une immense affaire de corruption qui a amené un président, Nicolas Sarkozy, à s’embarquer dans un conflit, en Libye. On nous a accusés d’être des faussaires. La majorité des médias s’est longtemps montrée indifférente. Mais aujourd’hui, Sarkozy a été quatre fois mis en examen et il pourrait être, dans le courant de cette année, renvoyé devant un tribunal. Je ne demande pas qu’on nous aime. Je demande à être jugé uniquement sur les faits que nous apportons dans l’intérêt du public. Couvrir la guerre en Ukraine qui dure depuis un an doit répondre aux mêmes critères. Les faits. Or pour la Russie de Poutine, ils sont tragiques, accablants et incontestables.

A lire: «L’épreuve et la contre-épreuve» (Ed. Stock)

Edwy Plenel sera à Genève ce vendredi soir 24 février à 19h30, aux Cinémas du Grütli. Projection exceptionnelle du film The Hamlet Syndrome, de Elwira Niewiera et Piotr Rosolwski, suivie d’une discussion en présence de Léo Kaneman (Fondateur/Président d’Honneur du FIFDH), Stéfanie Prezioso (Conseillère nationale, membre de RESU), Nataliya Tchermalykh (anthropologue, Comité Ukraine Genève), et de Hanna Perekhoda (historienne, Comité Ukraine Vaud) . En collaboration avec l’Association Carte Blanche pour les Droits Humains, le Comité Ukraine Genève, le Comité Ukraine Vaud et le Réseau européen de solidarité avec l’Ukraine (RESU).

A Lausanne, le comité Ukraine-Vaud organise un rassemblement ce vendredi 24 février. Rendez-vous place Saint-François à 18 heures «pour exprimer notre solidarité avec le peuple ukrainien et pour demander le retrait des troupes russes».

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