Une dégringolade record
Qui sont les grandes victimes de la chute des NFT et pourquoi?

23 millions d’acheteurs sont perdants. Beaucoup ont emprunté de l’argent bon marché, pour spéculer sur les NFT, mais ont paniqué avec la hausse des taux et le resserrement monétaire. Explication.
Publié: 27.11.2023 à 12:37 heures
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Dernière mise à jour: 19.06.2024 à 14:10 heures
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Myret ZakiJournaliste spécialisée économie

Comme on le sait depuis septembre 2023, 95% des collections de NFT valent aujourd’hui zéro. Autant dire que le marché s’est effondré. NFT, un sigle qui signifie non-fungible tokens. Il s’agit d’actifs digitaux, qui représentent des images numériques de personnes ou d’objets, et qu’on peut acheter et vendre en cryptomonnaie et stocker sur la blockchain sous forme de code informatique inviolable.

L’engouement pour cet investissement digital aura duré le temps d’une mode, qui a culminé en août 2021, avant de dégringoler jusqu’à son point bas l’été 2023. Car comme pour tout investissement, ce qui compte, c’est le sous-jacent. A-t-il une valeur intrinsèque? Cas emblématique, en août 2021, au sommet de la bulle, le NFT d’un caillou, basé sur une image clipart sans aucune valeur artistique, a atteint le prix de 1 million de dollars. Un collectionneur de NFT expliquait alors que «posséder quelque chose de si totalement inutile» était «la quintessence de la frime.» 

Achats impulsifs au pic

Qui a perdu de l’argent dans cette bulle? Parmi les célébrités qui se sont faites prendre, figure le chanteur Justin Bieber, qui avait acheté un NFT du célèbre «singe qui s’ennuie» (Bored Ape) à un prix record de 1,3 million de dollars. Le NFT s’est ensuite effondré de 97%. Chouchou du monde des NFT, cette collection appelée «Bored Ape Yacht Club» et créée par Yuga Labs (deux créateurs de Miami), s’est effondrée de 88% entre son pic d’avril 2022 et juillet 2023.

Depuis septembre 2023, 95% des collections de NFT valent aujourd’hui zéro.
Photo: Shutterstock

Mais la majorité des gens qui ont perdu de l’argent dans les NFT n’avait pas les moyens de Justin Bieber. Et ils sont 23 millions de personnes à s’être fait avoir. «Les perdants sont ceux qui ont fait des achats impulsifs, ceux qui ont acheté des images de cailloux à 1 million, des singes à 2 millions, etc., au pic de la popularité des NFT, mi-2021», témoigne un conseiller en cryptomonnaies basé à Fribourg, utilisant le pseudonyme de «Bes Tabasco». «Beaucoup de personnes du grand public ont pensé réaliser d'énormes profits, mais ont fini par se retrouver avec des NFT sans valeur aujourd'hui», explique-t-il.

Des taux d'intérêts incitateurs

La plupart des perdants avaient cédé aux attraits de l’argent facile. En effet, il était aisé d’emprunter de l’argent à taux très bas pour spéculer sur des marchés qui montaient facilement, en espérant un gain rapide. Le marché des actions lui aussi montait sans peine. En effet, la Fed (la banque centrale américaine) avait non seulement baissé les taux d’intérêt à 0%, rendant le crédit très bon marché, mais elle avait aussi procédé, depuis 2020, à la plus forte injection de liquidités de toute son histoire, en achetant des actifs sur les marchés et dopant ainsi fortement la bourse.

Ceci est illustré par le bilan de la banque centrale américaine, qui a gonflé à son sommet historique en 2022, peu avant le pic des NFT, de l’ethereum (ETH) et du bitcoin:

Le graphique ci-dessous illustre la dette boursière, c’est-à-dire l’argent emprunté pour investir en bourse. Cette dette avait atteint un sommet en octobre 2021, avant de chuter dès que les autorités ont annoncé la hausse des taux d’intérêt américains. Les boursicoteurs endettés ont donc cessé de contracter autant de dettes, anticipant que le loyer de l’argent deviendrait plus cher. Les liquidités pour spéculer sur la bourse, mais aussi sur les cryptomonnaies et par extension sur les NFT, se sont donc raréfiées. Tous ceux qui empruntaient pour acheter des NFT ont réduit leur exposition à ce marché.

Il est vrai que quelques articles ont entretenu la «hype» en vendant beaucoup de rêve: le 19 janvier 2022, encore, paraissait un article qui racontait qu’un modeste étudiant de 22 ans en Indonésie, Sultan Gustaf Al Ghozali était «devenu accidentellement millionnaire en vendant ses selfies sous forme de NFT pour se marrer.» Il avait mis en vente 1'000 photos de lui, assis devant son ordinateur, pour 3 dollars pièce, sur la plateforme OpenSea, sans y croire une seconde. La valeur de plusieurs photos est passée de 3 à plus de 10'000 dollars en quelques jours début 2022, sous l’effet de la spéculation de cryptotraders aventureux.

Les précurseurs, les grands gagnants

L’idée véhiculée d’un enrichissement fulgurant en toute facilité a fait nombre de jeunes émules, qui se sont mises à vendre des selfies d’eux-mêmes. Avec moins de succès… car la fenêtre d’opportunité allait vite se refermer. Les quelques gagnants étaient l’arbre qui cachait la forêt des nombreux perdants. «Au niveau du public, certains ont fait de l’argent sur les NFT. Mais vers la fin, il y a eu beaucoup d’arnaques, d’abus», relate Gauthier Vila, fondateur de Ondefy, une plateforme de finance décentralisée. Mais pour l’entrepreneur lausannois, «cela fait partie du jeu, de l’innovation». 

Au final, ceux qui se sont enrichis sont surtout les créateurs de projets et généralement les précurseurs. Selon Gauthier Vila, «souvent les projets NFT ne demandent pas beaucoup d’investissement de base pour être créés, mais peuvent rapporter gros. Ceux qui ont eu l’idée ont ainsi été les principaux gagnants, même s’il ne faut pas oublier que de nombreux projets ont aussi été créés de manière désintéressée et donnés gratuitement à la communauté.»

Pour Bes Tabasco, les NFT recèlent malgré tout une utilité potentielle dans le futur, en particulier dans le gaming (jeux vidéos). En revanche, il estime que dans la certification d’objets, leur utilisation est limitée car une montre, par exemple, pourra toujours être contrefaite, même si elle est associée à un NFT certifiant son authenticité par le biais d’un numéro de série. Quant à l’avenir, Bes Tabasco constate que «le nouveau récit semble se tourner vers les RWA, ou Real World Assets (actifs tangibles certifiés par la blockchain)».

Il s’agit de titres de propriété enregistrés sur la blockchain, qui peuvent inclure des valeurs mobilières ou non mobilières. Par exemple, vous pouvez détenir un titre digital (token, ou jeton) sur une part d’immobilier, sur des obligations d’État, sur de l’art, des lingots d’or ou encore des crédits carbone. «Je crois que l'avenir sera tokenisé, et je suis davantage en faveur des RWA que des NFT», conclut le Fribourgeois.

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